Mitchell Leisen

Du 27 août au 2 novembre 2008

(Re)découverte de Mitchell Leisen

L’Histoire est impitoyable, implacable, et une fois écrite, impossible à réécrire. Les vainqueurs, et ceux qui connaissent une énorme réussite, sont souvent trop généreusement récompensés. Les vaincus, ceux à la réussite modeste, disparaissent des annales complètement. Malheureusement, il en est de même de l’histoire du cinéma et, malheureusement pour Mitchell Leisen, celui-ci est presque complètement oublié aujourd’hui.

Même si, dans les années trente et quarante, il fut l’un des metteurs en scène les plus importants et les mieux payés de son époque, avec un grand nombre de succès à son actif, on ne s’en souvient aujourd’hui qu’en association avec les réalisateurs plus célèbres avec lesquels il a travaillé. Il fut directeur artistique pour Le Roi des rois/King of Kings (Cecil B. DeMille, 1927) et Madame Satan/Madam Satan (DeMille, 1930). Il dessina les costumes, très osés à l’époque et encore de nos jours, que Claudette Colbert porte dans Le Signe de la croix/Sign of the Cross (DeMille, 1932), tout en travaillant comme assistant-réalisateur et directeur artistique. Mais, plus significativement, il réalisa le délicieux Vie Facile/Easy Living (1937), avec un scénario de Preston Sturges, qui lui-même devint un réalisateur encore plus célèbre quand il commença à réaliser ses propres scénarios. Leisen dirigea le merveilleux La Baronne de minuit/Midnight (1939), sûrement l’un de ses chefs-d’œuvre, avec un scénario de Billy Wilder et Charles Brackett, et l’aussi merveilleux, même si c’est pour d’autres raisons, La Porte d’or/Hold Back the Dawn (1941), des mêmes scénaristes.

On peut juger du pouvoir et du respect qu’il inspirait à l’époque et qui faisaient que Mitchell Leisen pouvait « signer » le générique de son propre nom (comme on le fait en France avec la mention : « un film de »), bien avant quiconque en Amérique, excepté Hitchcock, Frank Capra et Cecil B. DeMille. Mitchell Leisen a été réduit à une note en bas de page, gênante, dans la biographie de Billy Wilder. On disait que Wilder détestait tellement ce qu’il avait fait de ses scénarios, qu’il décida de devenir réalisateur afin d’éviter qu’à l’avenir ses scénarios soient massacrés par des gens comme Leisen. Bien qu’il soit difficile de pouvoir reprocher quoi que ce soit à La Baronne de minuit ou à La Porte d’or. « Tout ce qu’il faisait, c’était de foutre en l’air le scénario, et nos scénarios étaient sacrément proches de la perfection. Leisen était beaucoup trop efféminé. Je n’ai rien contre les tantes. Qu’il en soit une s’il veut. Le problème de Leisen c’est qu’il était une tante stupide. » Leisen eut le douteux honneur d’avoir le même effet sur Preston Sturges, qui parlait de lui avec dédain et mauvais goût comme d’un décorateur d’intérieur.

Leisen (1898-1972) voulait à l’origine devenir architecte. Immédiatement après avoir décroché son diplôme, il rencontra, grâce à une relation, Cecil B. DeMille, qui lui demanda s’il voulait dessiner les costumes de ses films. Son premier film pour DeMille fut L’Admirable Crichton/Male and Female (1918). Il fut tellement bon dans son travail que DeMille lui donna de plus en plus de responsabilités, comme le décor, la direction artistique et même le travail de réalisateur de seconde équipe. Parce qu’il savait tout sur la préparation d’un film, en particulier sur son côté visuel, Paramount lui demanda de coréaliser un film avec un metteur en scène de théâtre qu’on avait fait venir de Broadway, Stuart Walker. Tout le monde réalisa bientôt que le film fonctionnait grâce à Leisen, et pas au metteur en scène de Broadway. Une carrière de réalisateur venait de naître.

Les films de Leisen, bien qu’il ait eu de la chance avec quelques scénarios, n’étaient pas d’aussi bonne qualité quand ceux-ci ne l’intéressaient pas. Il s’amusait, parfois au détriment des films eux-mêmes, en faisant les costumes ou en se concentrant sur la direction artistique. Mais il eut la chance de travailler avec des acteurs merveilleux, parfois plusieurs fois de suite. Il aida Carole Lombard, Fred MacMurray, Ray Milland et Dorothy Lamour à devenir des stars. Il donna à Jean Arthur, Claudette Colbert et Barbara Stanwyck quelques-uns de leurs plus beaux rôles. Il offrit à Charles Boyer, Olivia de Havilland et Paulette Goddard des occasions qu’ils n’avaient jamais eues auparavant de manifester leurs talents.

Peut-être est-il important de parler de Leisen en parlant des films de Billy Wilder et de Preston Sturges, puisque tous les deux se sont plaints de la façon dont il mit en scène ce qu’ils avaient écrit, et que cette expérience les poussa à devenir eux-mêmes metteurs en scène afin d’avoir davantage de contrôle sur leurs scénarios. Même les meilleurs films de Sturges (disons Madame et ses flirts/The Palm Beach Story (1942) et Un cœur pris au piège/The Lady Eve (1941), n’ont pas l’élégance sûre de ses scénarios adaptés par Leisen. Les scénarios de Sturges sont truffés de personnages secondaires gênants par leur excentricité et dignes d’un dessin animé. Ils sont parfois tellement « écrits » qu’ils fatiguent le public avec leur frénétique feu roulant de bons mots. On a beaucoup raconté que Leisen, adaptant un scénario de Sturges pour le film Remember the Night (1940), d’une manière charmante et pleine de sentiments (deux adjectifs qui ne furent jamais utilisés pour décrire aucun des films de Sturges), déchira de nombreuses pages, enleva le verbiage excessif et se concentra sur les deux personnages principaux, ainsi qu’il le fit pour Vie facile. Ces deux comédies sont d’un rythme plus tranquille que les films que faisait Sturges, qui sont pleins d’une vitesse frénétique et comme sous caféine – comme si Sturges pensait qu’il allait se consumer en quelques années, ce qu’il fit effectivement.

Quant à comparer les films de Leisen écrits par Billy Wilder et Charles Brackett aux films que Wilder réalisa seul, même si on admire énormément Assurance sur la mort/Double Indemnity (1944) et Boulevard du crépuscule/Sunset Boulevard (1950), on ne peut ignorer l’arrière-goût cynique et amer de ses films, du tout premier, Uniforme et jupon court/The Major and the Minor (1941) jusqu’à Embrasse-moi idiot/Kiss Me Stupid (1964) et les suivants, tout particulièrement la déplaisante acidité de La Scandaleuse de Berlin/Foreign Affair (1948) et Le Gouffre aux chimères/Ace in the Hole (1951). On peut presque être sûr que La Baronne de minuit, s’il avait été dirigé par Wilder, aurait été aussi dur et dépourvu de charme que La Huitième femme de Barbe-Bleue/Bluebeard’s Eighth Wife (1939) d’Ernst Lubitsch, écrit également par Wilder et Brackett, au lieu d’être ce qu’il est : un soufflé léger comme l’air. Et La Porte d’or, improbable conte sur la rédemption, sur des gigolos et des croqueuses de diamants se frayant leur chemin du Mexique vers la frontière américaine, aurait été d’une amertume déprimante sous la direction de Wilder. La décision de Charles Boyer et Leisen de couper une scène dans laquelle Boyer, un playboy qui a connu des jours meilleurs, joue avec un cafard et se confesse à lui, était un bon choix. C’est l’élimination de cette même scène qui alimenta le plus la haine de Wilder envers Leisen.

Les comédies romantiques, du moins celles dirigées à la façon de Leisen, ne sont jamais que des comédies. Elles ont toutes une teinte légèrement mélancolique. Les personnages ont une nostalgie, une tristesse mozartienne et un désir que la vie puisse être différente de ce qu’elle est, douleur indicible que personne n’aurait accusé Sturges ou Wilder de ressentir, en dépit de leurs nombreuses qualités.

Une autre chose sur Leisen, comparé à Wilder et Sturges, ou quiconque à Hollywood, est que, film après film, à l’époque et maintenant encore, les relations entre ses stars : MacMurray et Lombard dans Swing High, Swing Low et davantage encore dans Jeux de mains/Hand Across the Table (1935), Milland et Arthur dans Vie facile, MacMurray et Stanwyck dans Remember the Night (1940) MacMurray et Rosalind Russell dans Mon secrétaire travaille la nuit/Take a Letter, Darling (1941), Colbert et Don Ameche dans La Baronne de minuit, Colbert et Milland dans Arise, My Love, Boyer et Goddard dans La Porte d’or et même Milland et Marlène Dietrich dans Les Anneaux d’or/Golden Earrings (1947), ont une alchimie sexuelle très palpable qui irradie de l’écran, suggérant que l’attraction physique que les personnages ont l’un pour l’autre est bien plus qu’une simple donnée du scénario. On doit attribuer ceci davantage au réalisateur et à sa relation avec les acteurs, qu’au scénario. De même, Gene Tierney dans La Mère du marié/The Mating Season (1951) exprime une chaleur physique et émotionnelle que l’on ne ressent dans aucun de ses autres films pour la 20th Century Fox. Tout cela étant l’œuvre d’un réalisateur dont tout Hollywood savait qu’il était homosexuel, au mieux bisexuel, et que l’on méprisait pour ses liaisons trop clairement affichées. Peut-être que la description de la sexualité, comme le suggère Nicholas Ray, n’est pas une question d’homo ou d’hétérosexuel, mais seulement une question d’ « être sexuel ».

La plupart des films hollywoodiens voient les relations hommes/femmes comme une « guerre des sexes », quelque chose à gagner ou à perdre, les uns et les autres étant fondamentalement différents et incompatibles à la base. Même de soi-disant films proto féministes comme La Femme de l’année/Woman of the Year (1942) de George Stevens et Madame porte la culotte/Adam’s Rib (1949) de George Cukor, aiment présenter le spectacle d’une femme intelligente et sophistiquée (interprétée dans les deux cas par Katharine Hepburn) descendue de son piédestal avant de se révéler digne du moins sophistiqué et du plus terre-à-terre des hommes (interprété dans les deux cas par Spencer Tracy). Ce qui diffère avec les films de Leisen, qui sont presque tous sur les relations en balançoire entre hommes et femmes, c’est à quel point les partenaires sont égaux même s’ils viennent de classes sociales différentes – et elles le sont toujours – et combien est fluide le jeu de rôle dans la relation. Film après film, on nous montre des contraires qui semblent incompatibles : une pauvre travailleuse qui cherche un homme riche, une femme ambitieuse qui tombe amoureuse d’un homme qui ne sait rien faire, une femme avide d’argent qui s’oppose à un modeste avocat moralisateur, un chauffeur de taxi amoureux d’une entraîneuse fauchée qui cherche un millionnaire. Tous sont en désaccord, tant socialement que sur le plan romantique. Mais tous apprennent à négocier leurs territoires, et celui de l’autre. Tomber amoureux n’est ni un compromis ni une reddition. C’est plus une question d’arrangement : qui désire le plus l’autre au point d’abandonner l’idée abstraite du compagnon ou de la compagne qu’il pense mériter, au profit d’une personne imparfaite mais flexible qui, elle aussi, accepte de changer. Film après film, les protagonistes découvrent l’amour, au point qu’apprendre à surmonter les différences qui les séparent est le moins qu’ils puissent faire. Si Leisen ne montre pas exactement des modèles de femmes féministes, ses films sont riches de femmes indépendantes, fortes et pleine de cran, qui savent ce qu’elles veulent, et remplis d’hommes indécis qui ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’au moment où ils le découvrent. Tous sont faibles et forts en même temps. Dans l’univers très généreux de Leisen, il n’y a pas de place pour des égotistes à la mâchoire d’acier et plein de testostérone à la John Wayne ou Clark Gable, ou pour les gorgones autosuffisantes et sans pitié à la Bette Davis ou Joan Crawford. Tout le monde apprend peu à peu à changer et à s’oublier afin de trouver l’amour.

Si Leisen fut parfois très chanceux pour ses meilleurs scénarios, et moins pour d’autres qu’on lui donnait à diriger, son lot ne fut pas différent de beaucoup d’autres réalisateurs qui bénéficiaient du système des studios et qui, à de rares exceptions, piétinèrent quand le système des studios les abandonna. Ils avaient accès à de merveilleux directeurs artistiques, décorateurs et costumiers, et une équipe des meilleurs cameramen et techniciens de la lumière, tous expérimentés, qui les aidèrent énormément à parvenir à une apparence unifiée, qui permettait d’identifier chaque film comme le leur. Pensez par exemple aux vingt ans sans précédent de Vincente Minnelli à la MGM, aux films de Michael Curtiz à la Warner, du milieu des années quarante au début des années cinquante, à Douglas Sirk à la Universal dans les années cinquante, et aux films d’Otto Preminger, de Laura (1944) au début des années cinquante à la 20th Century Fox. Et à Leisen à la Paramount. De tous ces réalisateurs, tous stylistes visuels de premier plan et qui s’appuyaient énormément sur la direction artistique du film pour aider à dévoiler le récit, seul Preminger fut capable d’opérer une transition réussie et réaliser des films en dehors des limites des studios, ceux-ci étant étouffants mais néanmoins très souvent d’une aide décisive.

Sans vouloir vanter de façon trop extravagante le travail de Leisen, j’aimerais suggérer que dans La Porte d’or, les scènes de rédemption et d’amour préfigurent les fins de deux films : Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson, 1945) et Voyage en Italie/Viaggio in Italia (Roberto Rossellini, 1954). Et même s’il paraît être une hérésie de l’écrire, ces scènes sont tout aussi émouvantes. Et dans son film de 1950, Chaînes du destin/No Man of Her Own (1950), dont le titre, affreusement soap-opera ne rend pas justice à la gravité du film tiré d’un roman de Cornell Woolrich et réadapté en 1983 avec Nathalie Baye pour J’ai épousé une ombre), Leisen emploie des ellipses de montage et de rapides fondus à la fin des scènes, figures de style qui deviendront bientôt des composantes de l’arsenal formel de Bresson, avant même que Bresson ne les invente.

Chaque réalisateur, quelle que soit sa grandeur ou l’amour qu’il inspire, connaît des ratés : des films inégaux, à cause de raisons diverses, pas entièrement achevés ou tout simplement pauvres d’inspiration, en dépit de l’énergie que les plus ardents apologues mettent à les défendre. La moyenne des points de Leisen n’est peut-être pas aussi haute que certains (Hitchcock ou Buñuel, pour citer les plus grands), mais une carrière qui comprend Jeux de mains, Swing High, Swing Low, La Baronne de minuit, Remember the Night, L’Aventure vient de la mer/Frenchman’s Creek (1944), La Duchesse des bas-fonds/Kitty (1945) et Chaînes du destin, n’est pas négligeable. En fait, c’est même une carrière majeure. D’autres enthousiastes peuvent inclure A chacun son destin/To Each His Own (1946), La Mère du marié/The Mating Season (1951) et peut-être même Les Nuits ensorcelées/Lady in the Dark (1944). De plus, il y a beaucoup de plaisir à retirer de petits moments ou péripéties que l’on trouve dans ses autres films. Il arrive qu’on limite le talent de Leisen à celui d’un directeur d’acteurs : et alors ? C’était le cas de Cukor, jusqu’à récemment. Il fut un temps où on le relégua aussi au rang de cinéaste décoratif, car trop intéressé par les décors : et alors ? N’a-t-on pas ignoré et négligé Minnelli, pour des raisons similaires, durant des décennies ? Et après tout, que sont les films sinon la manifestation d’un art visuel ?

Pour ceux d’entre vous qui connaissent certains des films de Leisen, voilà une splendide occasion d’en voir davantage. Pour ceux qui n’ont vu aucun de ses films ou ont à peine entendu parler de lui, sauf comme note de bas de page dans les carrières de Wilder, Sturges ou DeMille, cette rétrospective offre une occasion sans précédent de découvrir l’œuvre de ce maître oublié, et quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Je vous envie le plaisir de voir certains de ces films pour la première fois. Qu’y a-t-il de plus gratifiant pour les amoureux des films ou les cinéastes, que de découvrir un riche chapitre de l’histoire du cinéma qui a été enterré dans l’ombre, dans une vaste histoire encore pleine de poches sombres et de trésors encore en sommeil ?

Mark Rappaport

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