Michael Haneke

Du 19 octobre au 21 novembre 2009

Entre le brûlant et le glacial, le cinéma de Michael Haneke

Michael Haneke, dont le dernier film Le Ruban blanc a obtenu la Palme d'or au festival de Cannes en mai 2009, a derrière lui une œuvre importante, à la télévision puis au cinéma. Un motif central, la violence et sa représentation, parcourt ses films, depuis Le Septième continent jusqu'à Caché, en passant par Funny Games.

C'est en août 1989, au festival de Locarno où je faisais partie du jury, que j'ai vu le premier film de Michael Haneke, Le Septième Continent. J'ignorais que le cinéaste autrichien avait réalisé auparavant plusieurs films pour la télévision. Ces films, pour la plupart inédits, seront au programme de la rétrospective de la Cinémathèque, ce qui nous permettra de les découvrir. À mon instigation, le jury s'était fait un peu violence pour attribuer une mention au Septième continent. Ce film m'avait étonné et remué, et il devait en être ainsi par la suite avec tous les films réalisés par ce cinéaste.

De nationalité autrichienne, Michael Haneke est né à Munich en 1942. Il vit à Vienne où il a étudié la philosophie, la psychologie et le théâtre. Il a passé une quinzaine d'années en Allemagne, où il a travaillé pour la télévision et mis en scène de nombreuses pièces de théâtre. Plus récemment, en 2006, il a réalisé sa première mise en scène d'opéra, Don Giovanni de Mozart, pour l'Opéra de Paris. Et on annonce un Cosi fan tutte pour bientôt, à Madrid ou New York. Le cinéma est donc venu sur le tard – comme pour Robert Bresson à qui Michael Haneke voue une véritable admiration.

« Le Septième continent »

Haneke est un cinéaste du plan, du découpage et du morcellement. Le Septième continent est découpé en trois parties, qui dessinent l'espace et le temps d'une histoire tirée d'un fait divers. La famille Schober (un nom qui reviendra plus d'une fois dans les films de Haneke, de même que des prénoms comme Anna et George) : le père, la mère et leur fillette Eva, décide de « larguer les amarres » et de se suicider. Rien dans leur vie quotidienne, si bien rangée, ordonnée et banale, ne laisse présager le pire. C'est pourtant le pire qui inéluctablement s'annonce. À coups de symptômes. De détails trop précis. De gestes trop répétés. Répétition du même : dans le premier plan, très beau, le spectateur est enfermé avec la famille dans la voiture tandis que le véhicule est en train d'être lavé de manière automatique. Enfermement, répétition, inquiétante étrangeté. Plus tard, au détour d'une phrase presque anodine – « Il faudra qu'on annule l'abonnement au journal », prononcée un soir par le mari qui vient d'éteindre la lampe de chevet avant de s'endormir, on comprend que cette vie monotone va basculer. Décision inéluctable qui annonce le processus d'autodestruction. Une vie si bien rangée, méthodiquement détruite et anéantie. C'était ça, Le Septième continent, autour de l'idée que Haneke se faisait de LA famille : un univers organisé sous le règne domestique de l'enfermement. Pas d'ennemi extérieur, sinon celui invisible qui ronge de l'intérieur la cellule familiale.

« Funny Games »

L'ennemi, l'autre, apparaît de manière clinique dans Funny Games que Haneke réalise en 1997 (et dont il réalisera le remake américain, dix ans plus tard, avec Funny Games US). Toujours la famille : elle se nomme encore Schober, cellule de base au fondement du cinéma de Haneke. Ils sont trois formant un triangle parfait : le père (Ulrich Mühe, que l'on verra quelques années plus tard dans La Vie des autres), la mère (Susanne Lothar, qui jouera dans La Pianiste et plus récemment dans Le Ruban blanc) et leur fils. Week-end à la campagne. Tout ce qu'il y a de plus normal. La musique classique, le confort, le bon goût et la maîtrise d'une vie domestique (le voilier et les cannes de golf ) équilibrée. Mais très vite, l'intrusion de corps étrangers. Deux jeunes hommes en short : Pierre et Paul, l'un tout de blanc vêtu – le pervers – et l'autre obséquieux, son nigaud de complice. Détail clinique : ils portent des gants blancs. Intrusion d'un virus, ce Mal déguisé en gants blancs. Chez Haneke, l'« autre » se présente sous la forme du « même ». Même couleur de peau, même origine sociale, même culture, même exquise politesse de gens appartenant au même monde. Mise en place d'une dramaturgie : les œufs cassés sur le sol, présence insistante, presque « innocente », suivie du déclenchement de la violence. Début d'un processus inéluctable. Le Mal se met littéralement en scène, par les mots, les gestes ou les actes. Par le son également : voir ce moment précis où les aboiements du chien s'arrêtent net, laissant le spectateur deviner la scène de violence qui vient de se dérouler hors-champ. Le Mal est donc doué pour la mise en scène, il s'exécute selon une succession de plans et de scènes par lesquels la famille est contrainte de s'éprouver, pour mieux se disloquer. Le projet de Haneke passe lui aussi par la mise en scène ; c'est par elle seule que le point de vue s'exerce de manière critique, au prix d'un effet de saturation. Cette mise à l'épreuve, physique et morale, interpelle le spectateur et le dérange dans son confort de spectateur. L'intrusion (de la violence) est immanquablement une prise de pouvoir sur le regard, sur le timing, sur l'espace et le temps. Au spectateur de trouver sa place, ce qui est en soi un acte de résistance au pouvoir des images. C'est la force du film de Haneke, et ce qui en fonde aussi le malaise. Malaise moral et malaise politique.

« Benny's video »

Dans l'intervalle entre ces deux films, Haneke réalise deux films importants : Benny's video (1992) et 71 fragments d'une chronologie du hasard (1994). Benny's video est une matrice en ce sens qu'il dit assez clairement ce que Haneke pense de la culpabilité et de l'aveu. C'est l'histoire d'un adolescent, Benny (interprété par Arno Frish, le futur pervers de Funny Games) qui vit enfermé dans un monde d'images. Élevé dans une famille bourgeoise, il manipule des images avec sa caméra, et ses moniteurs captent la réalité la plus élémentaire, transformant son univers en une sorte de laboratoire. La première scène toute en mouvement montre la mise à mort à la campagne d'un cochon, qu'un paysan tue au moyen d'un pistolet d'abattage. Rituel de mort que l'adolescent repasse en boucle, en avant et en arrière, s'arrêtant sur l'instant décisif de la mort. Auto-éducation par le biais de l'image. Ce film aborde un thème récurrent du cinéma de Haneke, ce qu'on pourrait appeler le « principe de déréalité » : selon Haneke, l'image n'est pas la réalité du monde mais ce qui nous en éloigne. Benny est enfermé dans un monde d'images, il est coupé du réel. Comme dans un jeu, il tue une jeune fille en se servant du même pistolet avec lequel le paysan avait abattu le cochon. Il refait en vrai le geste qu'il a vu sur, dans l'image. Il veut voir, dans sa petite tête d'innocent, ce que ça donne dans la vie. Au-delà du geste, le pire est peut-être l'indifférence qui semble l'affecter, l'absence de panique. Benny garde son sang-froid. « Je voulais voir comment c'est... » dit-il, à la fin du film, à son père qui le questionne. Le crime est dans l'image, et ce sont les parents qui sont coupables d'avoir engendré un tel monstre. À eux de refaire le parcours mental du crime, au moyen des mots et des sentiments (le remords). Tandis que Benny, qui s'est rasé le crâne, continue d'être enfermé dans son monde d'images.

« 71 fragments d'une chronologie du hasard »

71 fragments d'une chronologie du hasard commence par des images d'actualité qui situent la période : guerre en Somalie, conflit dans l'ex-Yougoslavie. Le réel apparaît comme toujours fragmenté, sec dans sa forme brève et bien sûr stylisée. Par ces petites lucarnes, le monde transparaît avec sa misère et sa tristesse. La question du fragment est essentielle dans l'œuvre de Michael Haneke, c'est une forme qu'il apprécie et qu'il reprendra dans Code inconnu : la séquence comme un élément, un fragment, une note (le cinéaste s'inspire de sa profonde culture musicale) composant un ensemble plus ample. La chose est sûre, Haneke fonde son cinéma sur une croyance dans la force intrinsèque du plan, de l'image construite (grâce au cadre et au son), porteuse de sens. Construction en forme de puzzle, métaphore du Mikado où chaque petite baguette de bois peut, sous l'effet de notre maladresse, faire bouger l'autre. Ces images partielles décrivent un univers plus large, et c'est au spectateur d'en achever la construction (visuelle et mentale). Dans 71 fragments, un fait divers banal : un jeune homme de 19 ans, étudiant, tue plusieurs personnes sans mobile apparent. Ce geste viendra trouver sa logique dans le flux quotidien de l'information télévisée. Hasard et déterminisme sont deux motifs qui traversent le cinéma de Haneke. La dimension philosophique de son cinéma, pour employer les grands mots, réside dans cette vision d'un monde où les apparences sont visibles, réelles, organisées, tout en cachant une sorte de logique secrète, une mathématique mystérieuse à laquelle les êtres n'ont pas directement accès. Puissance et limite du cinéma, qui donne accès à la réalité, mais ne parvient pas à en pénétrer la matière même, le sens profond, caché.

Le diptyque « Code inconnu » - « Caché »

Avec Code inconnu (2000), Haneke entreprend son premier film en France produit par Marin Karmitz et Alain Sarde, avec lesquels il réalisera également La Pianiste (2001). « Le déclic est venu en me promenant sur le boulevard Saint-Germain, raconte Michael Haneke : j'observais une femme qui faisait la manche. J'ai imaginé qu'un homme lui jetait quelque chose dans la main, et pour elle ce serait humiliant, affreux. Ça a été le déclic du film, avec cette longue scène au début, au cours de laquelle le jeune garçon jette une boule de papier sur une mendiante. » Le titre complet du film est plus explicite quant à la démarche cinématographique du réalisateur : Code inconnu, récit incomplet de divers voyages. Ces voyages sont tantôt géographiques (cette femme roumaine dont on suit le trajet clandestin jusqu'en France), tantôt purement imaginaires. Haneke s'amuse à les entremêler dans une fiction fragmentaire, interrompue par des noirs qui sont comme des moments de suspension ou de ponctuation. Le noir est un intervalle qui signifie le montage, le geste du cinéma qui instaure pour le spectateur la distance critique ou réflexive. Au fondement de Code inconnu, moins le sentiment de révolte ou de colère, que ce qu'on appelle la montée d'adrénaline : la poussée incontrôlée qui fait que les personnages sont au bord de l'explosion, quasi hors d'eux-mêmes, prêts à faire le geste de trop qui les met dans une confrontation brutale ou violente avec la réalité (sociale ou sentimentale). Le film aborde le thème de l'incommunicabilité, à partir de mini-scènes qui saisissent la réalité où des personnages qui n'ont rien en commun voient leurs chemins se croiser. La distanciation (au moyen de plans larges et de plans séquences latéraux accompagnant le parcours des personnages) est au cœur du dispositif filmique. Première collaboration avec Juliette Binoche que Haneke retrouvera dans Caché (en 2005).

Code inconnu et Caché constituent une sorte de diptyque, ne serait-ce que par le fait que ces deux films ont été réalisés en France (et en français). Caché montre ou dévoile la double face de la réalité : tranquille et menaçante. L'image (et son cadre précis, net, sans bavure) cache autant qu'elle montre. Elle est source d'oubli (Georges, le personnage interprété par Daniel Auteuil, a enfoui son passé et son enfance, il a refoulé le geste malheureux accompli à l'endroit du petit Arabe qui était comme son frère, et dont il a justement refusé d'être le frère), autant qu'elle peut être à l'origine de la mémoire et du souvenir. Mensonge et vérité sont les deux faces d'une même médaille (ou d'une même image). Georges et Anne (Juliette Binoche) mènent à Paris une vie tranquille avec leur fils Pierrot. Une cassette vidéo anonyme vient troubler leur vie quotidienne. Ils reçoivent des messages dont le code leur est inconnu. Peu à peu le travail fait son chemin, le passé politique (la guerre d'Algérie) revient à la surface, car les comptes avec le passé n'ont pas été réglés. Mal à l'aise et maladroit, Georges cache quelque chose de sa propre histoire. À lui-même et à ceux qui l'entourent. La structure d'enquête du film, palpitant et mystérieux, se retourne sur elle-même et demeure énigmatique. L'image même est une énigme (le dernier plan devant l'école de Pierrot).

« La Pianiste »

Entre les deux films, il y a La Pianiste, avec Isabelle Huppert, Annie Girardot et Benoît Magimel. Adaptation du roman d'Elfriede Jelinek. Le film est d'une densité incroyable, concentré en lui-même, telle une véritable partition. C'est l'occasion pour Haneke de mettre en relation la musique et les sentiments, d'établir une sorte de parallèle entre l'expression musicale et celle du sentiment amoureux. Erika est professeur de musique et vit chez et avec sa mère (dans une relation de dépendance, sado-masochiste) ; Walter est un de ses jeunes élèves, brillant, séducteur. Séducteur il l'est aussi dans sa manière d'interpréter au piano Schubert, ce qui irrite Erika, la heurte dans son intime conviction musicale. C'est peut-être aussi ce qui la séduit, mais elle ne peut s'en faire à elle-même l'aveu. Lorsqu'elle écrit une lettre qu'elle remet à Walter, selon un protocole dont elle tient absolument à garder la maîtrise, c'est pour lui raconter, comme une jeune fille attardée qui joue secrètement avec ses objets tranchants, dans un langage d'une grande pauvreté et qui prêtent au rire, qu'elle lui sera soumise et qu'il pourra tranquillement la battre et la bafouer. Le personnage qu'interprète magnifiquement Isabelle Huppert est tiraillé par les extrêmes : d'un côté une intellectualité froide et glaciale, de l'autre une hypersensibilité doublée d'une exigence absolue, qui la pousse à rechercher la perfection. Mue par la quête d'un amour absolu, Erika se mutile et cherche dans des lieux nocturnes et nauséeux un salut impossible.

« Le Temps du loup » et « Funny Games U.S. »

En 2003, Le Temps du loup déploie à l'échelle du monde, sur le mode de la métaphore et de la catastrophe généralisée, le scénario clinique de Funny Games. Une famille – un couple et deux enfants – rejoint la maison de campagne et découvre que celle-ci est déjà occupée par des intrus. La politesse du langage de Funny Games laisse ici la place à la violence primitive et à l'instinct de survie. Le monde va à sa perte, il suffit dès lors d'en saisir les états de délabrement, où chacun devient un réfugié virtuel, un rescapé, un être déraciné renvoyé à son statut le plus sommaire.

En 2007, Haneke se prend au jeu de réaliser en Amérique le remake de Funny game*s – ce sera *Funny Games U.S. Copie conforme du précédent, plan par plan. Seuls les acteurs ont changé, ainsi que le décor. Haneke a fait appel à Naomi Watts, Tim Roth, Michael Pitt et Brady Corbet, pour rejouer à l'identique le scénario cauchemardesque conçu dix ans auparavant. Ce qui motive le réalisateur, c'est sans doute de porter au cœur même du cinéma américain sa problématique du Mal et de la violence, et leur questionnement. Comme une greffe esthétique et morale plantée au cœur même du cinéma spectaculaire. L'autre élément excitant c'est évidemment de recomposer à l'identique, comme s'il s'agissait d'une partition ou d'une œuvre plastique, un film avec ses infimes variantes.

Serge Toubiana

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