Hollywood décadent

Du 14 décembre 2016 au 25 janvier 2017

Hollywood, phase terminale

Formellement tout autant que par les sujets abordés, le cinéma hollywoodien a exprimé la crise d'un système qui entrait dans une phase d'agonie à partir de la fin des années 1950. Cette crise s'affirmait notamment par une volonté de continuer « comme avant », comme si de rien n'était, alors que le paysage changeait radicalement. Elle se caractérisait aussi, plus tard, par le refus de cette modernité trompeuse incarnée par une nouvelle génération et que l'on a qualifiée de « Nouvel Hollywood ». Ce conservatisme perverti a engendré une forme qu'il ne serait pas erroné de qualifier de dégradée. Ce fut une manière de maintenir l'essentiel, ou ce qui était supposé tel, tout en se fondant, malgré tout, dans une évolution irrésistible. Ce classicisme décadent s'est inventé empiriquement, notamment dans les films de cinéastes qui ont fait le cinéma américain classique et en accompagnent désormais la décomposition. Cette discrépance visible (archaïsme contre modernité) s'incarnait parfaitement dans la façon dont les plans et séquences tournés en studio, suintant désormais l'artificialité, contrastaient avec ceux produits en décors réels, on location. Par ailleurs, il est loisible de remarquer un allongement quasi systématique de la durée des films, dans une logique générale de monumentalisation. Il n'est pas rare que les mélodrames d'un Hollywood crépusculaire dépassent les deux heures et demie de projection.

Toute puissance du sexe

Le conservatisme peut être ici formel et/ou idéologique, mais confronté à un contexte qui exigeait que l'on dépassât les contraintes du passé. Ainsi cette prescription se matérialisait souvent dans la manière, souvent nouvelle pour les cinéastes, d'aborder frontalement ce qui ne l'était pas jusqu'alors, ou alors de manière biaisée ou métonymique. Le recul des censures devient ainsi le prétexte à injecter de la sexualité, et souvent de la sexualité « déviante », dans des fictions traditionnelles qui, dès lors, ne s'en remettent plus tout à fait complètement. Certains réalisateurs s'engouffrent avec opportunisme dans la voie qui semble s'ouvrir dès la fin des années 1950. Le néo-mélodrame, forme dégénérée issue des succès des ultimes films de Douglas Sirk et Vincente Minnelli, cache désormais des turpides secrets. Il serait ainsi assez aisé de détailler une psychopathia sexualis en passant en revue certains titres réalisés après une certaine époque. Les Liaisons coupables de George Cukor, en 1962, pourrait même en constituer une synthèse chimiquement parfaite. Soit la sédimentation de quatre récits destinés à illustrer, à partir d'un rapport scientifique évoquant le rapport Kinsey, la vie sexuelle de l'Américaine moyenne, et surtout ce qui, dans cette vie sexuelle, se détraquerait. Adultère (Liaisons secrètes, Ils n'ont que vingt ans…, Les Liaisons coupables, Le Chevalier des sables), inceste (Les Plaisirs de l'enfer), viol (Les Plaisirs de l'enfer, La Poursuite des tuniques bleues), impuissance (Harlow), frigidité et nymphomanie (Les Liaisons coupables, Harlow), lesbianisme (Frontière chinoise) sont les causes déterminantes et énoncées de certaines fictions hollywoodiennes d'alors. Certains soaps tardifs décrivent les efforts désespérés de la société américaine pour endiguer la libido désormais débordante de la jeunesse (Les Plaisirs de l'enfer, La Fièvre dans le sang, Ils n'ont que vingt ans…).

Le sexe était partout connoté ou « métaphorisé » dans le classicisme hollywoodien. Mais il s'agit, dès lors, moins de sexe que de sexualité dans le Hollywood décadent : non plus tant l'érotisme sous-entendu dans n'importe quelle intrigue entre un homme et une femme, mais l'observation clinique de la vie privée et des comportements sexuels qui révèlent leur signification névrotique. Le sexe, émergeant de la surface, se psychologise, se commente sur le mode de la confession honteuse et du sale petit secret. Le couple ne flotte plus dans l'éther de son propre glamour mais doit plus qu'auparavant se penser à travers la société et ses institutions dont les cinéastes s'occupent d'en divulguer toute la violence normative.

Pour certains cinéastes, cette exigence devient une anomalie, un écueil qu'ils ne peuvent éviter et qui renvoie à tout jamais leur talent ou savoir-faire à un temps désormais enfui de l'histoire du cinéma. Pour d'autres, en revanche, cette hybridation impure devient un moment de vérité, l'affirmation d'une sensibilité enfin satisfaite au plus précis. Il apparaît désormais qu'une grande partie de ce que l'on devinait dans leurs films trouve enfin à être énoncé frontalement. George Cukor, Robert Aldrich, Billy Wilder, pour ne citer qu'eux, ne feront que poursuivre, avec une intensité décuplée, ce qui travaille depuis toujours, en profondeur, leur art.

L'ordure derrière le glamour

La mélancolie devient un ressort essentiel de la fiction. Le cinéma a conscience de lui-même et de sa disparition, d'où le nombre important de films décrivant le monde du spectacle confronté au vieillissement et à la décomposition. Si ce classicisme décadent s'intéresse autant à la machine hollywoodienne, c'est avec la candide volonté d'en exhiber les dessous douteux. L'usine à rêves devient une machine à broyer et à corrompre. Désormais, dans un geste peut-être suicidaire, il n'y a rien de plus urgent que de montrer, parfois emporté par le mouvement d'une hypocrite jouissance, l'ordure derrière le glamour et l'entertainment. C'est en tout cas le projet de films comme Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? ou Le Démon des femmes de Robert Aldrich, Harlow de Gordon Douglas, Les Ambitieux d'Edward Dmytryk, Fedora de Billy Wilder, Quinze jours ailleurs ou Nina de Vincente Minnelli. Enfin, ce sentiment d'un classicisme décadent s'affiche lui-même dans l'évolution de la carrière de certains acteurs, soit parce qu'ils inscrivent dans leur corps même le mûrissement et la dégradation (Bette Davis, Joan Crawford), soit parce qu'ils affirment le paradoxe d'un emploi contrastant avec leur innocence première (celle de leurs débuts) et corrompant subliminalement celle-ci. Elizabeth Taylor, qui fut la teenager adorée du public, a muté en une femme mûre, sexuellement libre (Le Chevalier des sables) ou profondément névrosée, cravachant rageusement Marlon Brando dans Reflets dans un œil d'or de John Huston. Et le Cléopâtre de Mankiewicz sera, objectivement et parfaitement, le film de la fin d'un monde, miné par l'intrusion de la névrose moderne.

Le refoulé féminin

Dans des genres très différents, Such Good Friends, Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, Faut-il tuer Sister George ? ou encore The Chapman Report, pour ne citer qu'eux, indiquent que le féminin sera le terrain d'observation privilégié de la déliquescence de Hollywood. Le retour du refoulé que ces films mettent en scène est d'abord et avant tout un retour du féminin qui se nourrit directement à la source du woman's picture classique (Back Street de David Miller) en le faisant évoluer sous des formes parfois monstrueuses ou démembrées (Autumn Leaves, Las Vegas, un couple). Un féminin, à l'instar de Hollywood, qui est un corps en crise : il se met en scène et devance sa propre décrépitude (Bette Davis chez Aldrich), se vit comme un territoire de pulsions frustrées (The Chapman Report) ou encore se retrouve pris en otage par une libération sexuelle qui a tout de sinistre (Such Good Friends). Dans cette période de transition, d'hybridation (entre cinéma et télévision, entre classicisme et modernité), le féminin se vit comme une identité incertaine, encombrante et parfois maladive. D'abord par le regard que la société porte sur lui et sa sexualité, qui semble ne révéler que des déviances (Les Plaisirs de l'enfer), d'autre part dans une manière de s'ausculter à travers la vie de couple insatisfaite et son issue désespérée, l'adultère.

D'autres héroïnes accompagnent dans leur chute une idée de Hollywood qui n'a désormais plus cours. Ainsi de Fedora, Frontière chinoise ou encore The Legend of Lylah Clare. Wilder, Ford, Aldrich : trois cinéastes au ton très différent mais qui se réunissent dans le même constat inquiet, lucide et amer d'un temps désormais révolu et que des personnages tentent d'étreindre une dernière fois. Ford tire sa révérence en filmant un monde féminin clos, pétri d'anciennes valeurs et progressivement terrassé par des puissances de toutes sortes (libération sexuelle, science, guerre). Quant à Wilder et Aldrich, ils renouent avec le genre du « Hollywood par Hollywood » mais délaissent la critique acerbe pour une profonde mélancolie qui lorgne du côté de Vertigo. Trois films qui enterrent chacun à leur manière une vieille idée de Hollywood et du monde, mais qui se mettent d'accord sur les moyens d'y parvenir : pour ce faire, il faut qu'une femme disparaisse.

Murielle Joudet, Jean-François Rauger

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