Gus Van Sant

Du 24 octobre au 5 novembre 2007

Autoportraits en vagabonds

De toutes parts de l’œuvre revient une figure : celle du « tramp », ou plus encore du « wanderer », l’homme qui n’a pas d’attache, et pas vraiment non plus de destination, et qui parcourt les routes, sans finalité et sans fin. Sous des cieux bas où galopent des nuages, à travers des champs nus et pelés, en s’enfonçant de dos dans une forêt de conifères humides, sans répit, il marche. Si le vagabond ne sait pas où il va, en revanche, chez Gus Van Sant, on sait d’où il vient : de la littérature « beatnik », de Jack Kerouac (dont l’œuvre baigne tout l’imaginaire van santien), de toute une mythologie contre-culturelle historiquement circonstanciée (Burroughs, Ginsberg, que Van Sant a tous les deux filmés – dans des clips ou le temps d’un caméo), Tom Wolfe (le prochain projet du cinéaste est une adaptation de The Electric Kool-Aid Acid Test), ou encore Tom Robbins (dont il a adapté Even Cowgirls Get the Blues). Sur la route pourrait être le titre de plus d’un film du cinéaste et l’autostoppeur sa figure de proue, plus ou moins héroïque (Uma Thurman, dont le pouce protubérant stoppe toutes les voitures – Even Cowgirls Get the Blues), plus ou moins romantique (River Phoenix, jonchant la chaussée, dépouillé par des charognards, et dans l’attente qu’un automobiliste veuille bien le ramasser – My Own Private Idaho). Moins mobile, plus contraint, le vagabond peut être simplement SDF comme le vieux seigneur shakespearien déclassé de My Own Private Idaho et sa cour de « freaks » sans abri. Il n’a plus de toit, il s’est brisé sur le sol avec toute la maison (les images mentales de My Own…). Alors, d’hôtels de passe en domiciles particuliers, de clients en clients, il tapine (Keanu Reeves et River Phoenix, My Own…). Et si ce qu’il poursuit reste souvent difficilement discernable, sa ligne de vie est parfois une ligne de fuite : celle du clandestin traqué par la police de l’immigration (les deux latinos de Mala Noche), celle de la fugitive qui a dérobé une importante somme d’argent à son employeur et qu’inquiète la moindre proximité avec un représentant des forces de l’ordre (Marion Crane roulant toute une nuit à travers plusieurs états dans Psycho).

Dans les quinze premières années de l’œuvre (1985/2000), le vagabond accède en tout cas à l’espace américain, ses étendues à perte de vue, ses routes qui trouent l’horizon. Et l’imaginaire du « road movie » borne toutes les fictions (parfois à titre de délivrance, comme pour Matt Damon qui se décide enfin à prendre la route à la fin de Good Will Hunting/Will Hunting, parfois au contraire comme aller simple vers le tombeau – le motel puis la mare de Psycho). Tous ces chemins ne mènent pas forcément quelque part, virent parfois au cul de sac (River Phoenix, sur la même route au début et à la fin de My Own…), mais au moins ils ouvrent à la possibilité du grand large, déploient les trajectoires individuelles sur fond de grande iconographie nationale (le western, les « road movies » des années soixante-dix – Two-Lane Blacktop/Macadam à deux voies, la photo américaine…).

À partir des années deux mille, l’espace se recourbe. De façon significative, Gerry marque une sortie de route. C’est désormais tout le cinéma de Gus Van Sant qui quitte les routes, comme ces deux promeneurs qui s’éloignent de la voie balisée de la nationale pour arpenter d’abord des chemins de traverse, puis se perdre dans un espace non fléché, progressivement dépouillé de tout repère. Ce n’est même plus tout à fait l’Amérique, peut-être plus tout à fait la terre, une étendue désertique presque lunaire. A priori plus familiers, moins immédiatement hostiles, les décors d’Elephant ou de Last Days n’en subissent pas moins la même inflexion, le même processus de déréalisation : lycée-labyrinthe, boyaux de couloirs, maison-cerveau en haut de la colline, forêt archaïque des mythes. L’espace est devenu mental, le territoire intérieur, et la région, centrale, se situe quelque part vers le cortex.

Cette transformation des espaces est le signe le plus lisible que quelque chose s’est profondément déplacé dans le cinéma de Gus Van Sant. Ce déplacement a tout l’air d’un trajet, pointe indéniablement une direction, a peut-être même déjà trouvé sa destination finale (Portland, site désormais presque exclusif de ses films, et notamment de Paranoid Park), mais a longtemps pris la forme d’un vagabondage. Enfant, Gus Van Sant a sillonné l’Amérique dans le sillage de son père qui, pour son travail, déménageait sans cesse d’un état à l’autre, du Connecticut à l’Oregon, de la côte Est à la côte Ouest. Adulte, Gus Van Sant n’a cessé lui aussi de voyager, d’une côte à l’autre de l’Amérique, mais aussi d’une région à l’autre de son cinéma.

On peut aisément dissocier trois stations au voyage de Van Sant dans le cinéma américain. Son premier territoire est celui du cinéma indépendant américain, en plein développement dans les années quatre-vingts, grâce notamment à des institutions comme le festival de Sundance, et, dans la lancée des premiers Jarmusch, Mala Noche, Drugstore Cowboy, My Own Private Idaho constituent des œuvres phares. Le dernier film de ce premier mouvement, Even Cowgirls Get the Blues, constitue déjà une sorte de liquidation de cette première manière. L’univers des premiers films (déracinés, routards, minorités sexuelles) y prend un tour de farce, quelque chose se détraque, qui indique la nécessité d’une mue. Après un tel baroud, le cinéma de Van Sant opère sa première reconfiguration. À la posture classique de « l’Auteur » (avec son univers, sa voix propre, développés à la marge du système) succède celle du pur metteur en scène, travaillant sur des scénarios qu’on lui livre, au cœur de l’industrie hollywoodienne. To Die For/Prête à tout, brillante comédie satirique avec Nicole Kidman, Good Will Hunting et Finding Forrester/À la rencontre de Forrester, deux romans initiatiques entre mélodrame et « feel good movies », dessinent une seconde carrière de cinéaste à Oscars, travaillant avec les studios et ses stars. La première voix du cinéaste s’y exprime dans les travées de la fiction, par les personnages secondaires (les ados paumés de To Die For), le pur exercice de la mise en scène comme appropriation d’un matériau exogène. Le formatage psychologique des récits, les conventions hollywoodiennes y sont déplacés par une sensibilité très fine, gisent dans les détails – un raccord, une façon de suspendre une scène, un tempo, comme si « l’Auteur » ne s’exprimait que sur le mode de la hantise, caché derrière la production, dissout dans la matière du film. Psycho, le « retake » (plutôt que « remake ») plan par plan du classique hitchcockien, pur film d’avant-garde réalisé dans le faste de production que lui vaut le triomphe de Good Will Hunting, vaut à la fois comme traité théorique de cette pratique de la mise en scène comme jeu avec la disparition. C’est aussi une façon de solder un certain héritage cinéphile (le maniérisme, l’influence hitchcockienne, qui n’a plus rien à voir avec les anamorphoses fétichistes d’un De Palma, mais se trouve comme épuisée par un tel procédé de reproduction mécanique). C’est enfin une nouvelle voie dans la filmographie du cinéaste qu’appelle de ses vœux ce film hollywoodien qui dialogue pourtant avec les arts plastiques (les détournements d’Hitchcock par l’art vidéo, très en vogue dans les années quatre-vingts dix, de Pierre Huyghe à Douglas Gordon).

Après la période « Auteur » de Van Sant, après celle de « l’Artisan » (hollywoodien), Gerry inaugure la phase « Artiste » de son œuvre. Gerry, Elephant, Last Days rompent à la fois avec la facture hollywoodienne des quatre précédents films, sans revenir pour autant à l’esthétique des premiers. Le récit y prend une forme d’installation, à base de boucles temporelles, réitération de situations, primauté de la sensation sonore et optique pure. Les trois films orchestrent des rondes à la fois calmes et morbides, douces mais létales. Par maints aspects (la figure de l’adolescent, l’inscription de l’action à Portland, les effets de déconstruction temporelle du récit, le financement en large partie français du film), Paranoid Park prolonge la trilogie de la mort amorcée avec Gerry. Et pourtant, le film esquisse aussi une nouvelle échappée. Le film est moins arc-bouté sur un dispositif conceptuel, plus simplement narratif. Et le retour au récit ouvre à nouveau sur la possibilité de l’amour et du « happy end ».

Peu d’œuvres, ces vingt dernières années, ont aussi méthodiquement exploré les différentes positions (à la fois économique et esthétique) que pouvait occuper un cinéaste dans tout le spectre du cinéma (et on ne parle même pas de tous les « home movies » de quelques minutes, clips, objets divers qu’elle recèle et qui restent pour la plupart invisibles). Nul doute que cette œuvre labile d’un cinéaste encore à peine quinquagénaire n’a pas fini de prendre des directions imprévues dans sa trajectoire vagabonde.

Jean-Marc Lalanne

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