Dandysmes

Du 22 mars au 9 avril 2006

Dandysmes

« La distance de l’élégance par rapport aux gens non élégants est capitale, parce qu’elle établit une sorte de vide autour de la personne (…) Les lames de rasoir, c’est la parole… Ça peut être aussi le silence, ça peut être aussi l’élégance, un certain jaune… » Imaginer évoquer le dandysme au cinéma sans faire allégeance, avant toute chose, au panégyrique qu’Alain Jouffroy dresse de Daniel Pommereulle dans le prologue de La Collectionneuse est chose tout simplement inimaginable. Tout y est dit, et si vite : la distance, le tranchant d’une dague, le choix de prendre ou plutôt de ne pas prendre la parole, l’éclat, quelque chose de mat… Autant de termes choisis avec prudence pour ne pas se substituer à d’autres mais qui en le masquant n’en dévoile qu’un : la Hauteur. Dont on sait, au moins depuis Hawks, qu’elle est question de cinéaste.

D’accord : le dandy est une sale petite ordure, fripouille, l’être atroce, l’infâme que vous aimeriez haïr, l’odieux, le fat, puisqu’il n’a rien à renvoyer que sa prétention à vous être infiniment supérieur. Et le pire c’est qu’il vous renvoie cela comme une évidence, un fait qui ne se discute même pas. Le dandy descend parmi vous avec le seul désir de ne pas faire partie du troupeau, semblable en tout, tout le distingue quand même. Le narrateur d’une sale histoire, qui s’accroupit dans la position de la prière musulmane, les cheveux traînant dans la pisse, pour voir, dans le trou d’une porte donnant sur les toilettes d’un bar une femme pisser, conserve une hauteur. Les temps se dégradant à vitesse grand V, c’est Proust, si on veut – mais à l’heure de la démocratie – contemplant un petit pan de mur jaune, « un certain Jaune », là encore… C’est Proust la veste élimée. « Et pourtant, il est jeune celui-là, il est pas comme les autres… ces types qui faisaient un peu minables, avec une cravate, qui faisaient un peu minables, incontestablement. Moi j’étais pas comme ils disaient, j’étais mieux. » C’est à voir. C’est tout vu. Charlot aussi était mieux, même couchant dans la rue, fumant les fonds de cendrier, lapant les eaux du caniveau : il n’y a d’aristocrate que de la fange. Infréquentable (et ne désirant fréquenter personne), on le savait, distingué toujours, dépravé (enfin… surtout tourmenté), le dandy est avant tout introuvable. Être accidentellement positif (tout le monde a ses moments de faiblesse…), il ne se définit que par négations. Il est perpétuellement à la recherche d’une distance par rapport aux autres. Et comme les autres avancent (hélas), il lui faut déplacer plus encore ses choix. Qu’on les juge une fois de plus « pas possibles ».

Du coup, les quelques films dandys choisis ici n’ont jamais qu’un point commun : ils ne sont pas dandys parce que des gens y seraient bien habillés (l’élégance ne se trouve pas en magasin) ou snobs (le snobisme est sa version coca light, magazine, triste panoplie) ou mondains (le dandy, profondément, a le goût des apparitions, c’est à dire qu’il se maintient à l’isolement le plus grand reste du temps), mais parce qu’ils arrivent à l’image en portant avec eux quelque chose d’un manifeste sec. Chaque film dandy, s’il réussit son coup, périme le précédent. « Catch me – if you can ». Constant dans sa façon de faire en permanence le vide dans ses relations comme dans ses choix, le dandy est en perpétuelle révolution, il tombe les peaux. Il n’a pas aimé les boots en peau de lézard pour leur seule matité.

Pourquoi le cinéma classique s’est frotté à vouloir, de temps en temps, les raconter, allant à l’encontre même de sa loi première : l’identification des masses, ici rendue impossible par la nature même du personnage. D’abord parce que le dandy, dans sa trajectoire, est un acteur (et qu’à ce titre il l’intéresse au premier degré). Et, ensuite, parce que les femmes… Qui l’entourent sans en être (trouble des beaux de La Collectionneuse : « et si ce petit boudin en était un, si elle était un dandy ? »). Barbey d’Aurevilly voyait les dandys « aimés que par spasmes. Les femmes qui les détestent ne s’en donnent pas moins à eux » . Et cela, net : « ils ont l’impression de presser des haines dans leurs bras… ». Gégauff n’a-t-il pas fini assassiné par une femme ? Le cinéma s’est risqué aux dandys parce que l’élégance, même quand elle ne sert à rien, et ne voudrait surtout servir personne, est quand même photogénie pure. Pommereulle, quand il joua dans Week-end Joseph Balsamo, personnage de Dumas éternellement enchaîné au temps, et désireux d’aller à Londres (en 1967, on voit mal quelle autre destination possible) annonçait qu’il était, ange de l’élégance, descendu sur terre pour annoncer la fin de la grammaire et l’avènement du flamboyant.

Le dandy au cinéma est, par ailleurs, une absolue connerie. Sinon un contre-sens (le cinéma n’est-il pas cet endroit où les gens s’agitent en criant « Action » ?). Il suppose qu’il y ait autre chose à filmer que l’ennui et le vide. Proust, qui à sa façon était quand même épique, fut adapté. Huysmans ne le sera sans doute jamais. Un astre couchant, saboté le soleil, dans India Song est plus dandy que tout film prétendant à raconter une vie de Brummel. Au mieux, le film dandy tentera de saisir un geste. Oscar Wilde avait voulu faire de sa vie une œuvre d’art, (discours de la méthode), la logique voudrait alors que toute biopic (mon dieu !) sur un dandy se rangent immédiatement dans la catégorie « film d’art », document sur œuvres, ce genre. Oui, sans doute, mais on ne va pas bouder la folle méchanceté de Guitry, la salutaire vulgarité de Philippe Clair, le livre d’heures de poils pubiens de Joao César Monteiro (délicieusement mélangé à un sorbet pêche), les gaines noires de Fantômas, la veste trois bouton mods, le jabot Garrel blanc pacifiste, la désillusion Balzac du Cousin(s), ou l’écorché vif bressonien. On en va pas bouder George Sanders dans Scandale à Paris, héros mécanique, net, qui se suicida au Nembutal dans une chambre d’hôtel près de Barcelone en laissant pour mot « je m’en vais parce que je m’ennuie, je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisances. Bon courage. » ou Max Linder, qui se suicida d’amour avec sa jeune épouse après avoir joué dans Au secours ! On ne va pas bouder ce tas de chairs fixées, vite fait mal fait, pour l’éternité, de ces prétentieux éphémères, lignée de solitaires qui ont appris trop tôt que l’attraction est une chute, que tout à l’instant même de sa superbe, fait aveu de ce qui le gagne : le pourri.

Philippe Azoury

Les films

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