Bulle Ogier

Du 9 au 27 mai 2012

L’échappée Bulle

Dans le langage codé des jeunes gens qui erraient dans Paris au début des années cinquante, parmi lesquels bon nombre fourniront les rangs des futurs situationnistes, voyelle était le féminin de voyou. Bulle Ogier est une voyelle. C’est ainsi qu’elle est apparue en 1968 dans le paysage du cinéma français – qui jusque-là ne connaissait que les vamps (supposées dangereuses pour les cœurs car en connaissant long sur l’amour), les filles de famille (que les vieux garçons de la Nouvelle Vague rêvaient dévoyer), leurs mères (dévotes) et les filles qui avaient mal tourné (« Atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? », ce genre). Une voyelle, c’est autre chose. C’est une fille qui, devant le monde officiel, préfère lui tourner le dos. Comme un acteur de dos n’est pas chose facile à filmer, le cinéma français a ignoré les voyelles… jusqu’en 1968.

La première fois donc que Bulle Ogier (née Marie-France Thielland) est apparue à l’écran, sa façon de mal se tenir, de faire gros dos, avait des accents de parodie : parmi les Idoles de Marc’O, elle était Gigi la folle. Accoutrée comme une Sylvie échappée de Sainte-Anne, le regard perdu dans les limbes, elle livrait séance tenante un portrait cynique (mais bien vu) des marionnettes jetables des années yéyés. Gigi est une sœur jumelle, d’une certaine façon, de Rosemonde, la jeune ouvrière de La Salamandre, débitant de la saucisse au kilomètre, accusée d’avoir tiré au fusil sur l’oncle qui l’hébergeait. Rosemonde avance par ennui, à coups de ras-le-bol, flirtant avec le néant. Bulle Ogier a joué Rosemonde comme si elle se foutait de ça comme du reste, trouvant ainsi la forme de résistance qu’exigeait le rôle dans une mise en crise de la fonction supposée « incarnatrice » de l’acteur. Rosemonde vu par Bulle ? Une mèche noire parmi des tas de mèches blondes, et la perplexité qui va avec.

Ne pas refaire La Salamandre

Un jour, Bulle Ogier confiait ceci à Libération : « Actrice, est-ce un métier ? En principe ça ne devrait pas ». Tout est dit, quant à la méthode. Bulle Ogier préfère jouer de loin. La salamandre Rosemonde par Bulle Ogier n’est pas une meurtrière, couteau entre les dents, déterminée à venger sa classe. Non, c’est Bartleby faite femme : she would prefer not to. Devant le succès générationnel de La Salamandre, l’intelligence d’actrice de Bulle Ogier fut de ne pas se laisser enfermer dans ce rôle : « Des Salamandre, on m’en a proposé à la pelle, des biens d’ailleurs. Je les ai toutes refusées. Je ne pouvais pas faire mieux dans ce sens. Le répétitif est très dangereux », confiait-elle, toujours à Libération, en 2006. Sans répéter Rosemonde, elle a quand même continué, par intermittence, à naviguer le long de cette veine voyelle, qu’elle et son amie Juliet Berto étaient à peu près les seules à creuser en France (avec Barbara « Wanda » Loden, pour correspondante américaine). Chez Buñuel par exemple, dans Le Charme discret de la bourgeoisie où, coincée entre de grandes bourgeoises et des politiciens sud-américains, elle s’amuse à jouer les petits chiots indisciplinés : toujours à vouloir boire, toujours à vouloir tirer sur un joint interdit. En 1981 encore, elle demandait à Jacques Rivette de rêver pour elle et pour sa fille Pascale, beauté fragile trop tôt disparue, la sortie de prison de la terroriste qu’elle incarnait en 1979 pour Fassbinder dans La Troisième génération. Rivette, Bulle et Pascale ont accouché ensemble et librement d’une déambulation karaté dans le Paris de la fin des années Giscard. Le Pont du Nord est le tombeau des utopies, des lignes de fuite et du long hiver des années soixante-dix. Ne pas répéter La Salamandre. En terme de jeu, cela imposait de partir sur quoi d’autre ? Sur une accentuation de son propre tempérament – la Bulle, lointaine, lunatique, lunaire, rêveuse. Absente. Bulle n’est pas ici, Bulle n’est pas là. Bulle est pourtant à l’image, de toute sa présence paradoxale. Quatre cinéastes, surtout, l’ont regardée s’aventurer dans cet abyme intérieur : Marguerite Duras, Jacques Rivette, Barbet Schrœder, André Téchiné. Téchiné fut le premier avec Paulina s’en va. Ce qui s’en va, chez Bulle Ogier, c’est l’incarnation, la valeur accordée à la gesticulation, le bénéfice de la voix haute, tout une gamme de jeu héritée de l’Actor’s Studio. Bulle Ogier refuse d’occuper le champ autrement qu’en contrebande, dans une entente avec la caméra qui ne regarde qu’elle, et qui passe par ses grands yeux tournés sur elle-même, son sourire lointain et la douceur en fuite de sa voix. Depuis L’Amour fou (a-t-on jamais filmé de façon plus véridique et profonde un couple qui n’arrive pas à se séparer ?), on croirait qu’elle joue incurvée, accordant à la caméra le droit éphémère de la regarder dialoguer avec sa vie intérieure. Sa voix laisse mourir les phrases sans attendre de réponses. Ne compte que la mélancolie étrange qu’elle diffuse.

Et si cette fille n’était pas de son temps ?

Bulle Ogier a joué plusieurs films comme si on l’avait surprise en plein rêve (la femme aux yeux clos du Navire Night de Duras, les bonbons magiques de Céline et Julie vont en bateau). Depuis ce rêve, elle nous invite à la suivre – la boutique qu’elle tient dans Out One est comme une porte sur un mode secret dont elle seule détient la clé. Céline et Julie vont en bateau, pareil : un remake acide d’Alice au Pays des Merveilles où Paris serait filmé depuis l’autre côté du miroir : un jeu de piste, un voyage intérieur, une poche de temps… et si cette fille n’était pas de son temps ? C’est la proposition de Rivette dans Duelle, imaginant Bulle en fille du feu nervalienne, traversant les couloirs du temps, vagabondant d’un espace à l’autre (l’air pas à sa place – qu’elle a dû s’amuser à jouer avec perfidie les bourgeoises paumées chez les papous à la recherche d’un éden communautaire, dans La Vallée).

Un mélange d’autorité et de fragilité

Dans une scène de Maîtresse, de Barbet Schrœder, elle tient une flûte de champagne qui, à son contact, se brise. On tient peut-être ici la figuration la plus parfaite du pouvoir étrange qui émane de l’actrice Bulle Ogier : un mélange parfait d’autorité et de fragilité. Cette maîtresse-femme qui, chaque jour, piétine les hommes, leur donne des coups d’aiguilles dans le sexe, les fouette jusqu’au sang, est aussi une poupée fantomatique à peau de nacre, à teint de morte, qui à tout moment menace de se casser. La peur est aussi du côté de celle qui tient le fouet. Maîtresse, parce qu’il est un film sur la domination, est aussi un film sur la mise en scène, qui pose à son actrice une question dont elle seule détient la réponse : qui dirige qui, dans un dispositif à deux ? Qui dirige qui dans Un ange passe de Philippe Garrel, qu’elle ne se souvient pas avoir tourné – on ne se souvient pas toujours de ses rêves, le matin, au réveil. Qui dirige quoi dans Tricheurs, ce film sur l’addiction au jeu, donc sur des aventuriers condamnés pour survivre à se dépendre de tout : d’amour, d’émotions fortes, d’adrénaline ? Qui dirige qui dans Flocons d’or de Werner Schroeter, quand le jeune génie allemand déploie ses talents baroques pour créer autour de Bulle alitée quelque chose qui vient du cinéma des origines. Les grains de l’image noir et blanc tombent en flocon sur l’image, se confondant avec les gouttes de fièvre qui perlent au front du personnage qu’improvise Bulle, prisonnière malade, appelant à l’aide pour qu’on vienne la sauver d’elle même. Qui dirige qui, dans ces magnifiques polaroïds filmés que fait autour d’elle Daniel Schmid (La Paloma, Notre-Dame de la Croisette) ? Souvent, face à Bulle Ogier, les cinéastes oublient de diriger, préférant observer et écouter ce qui, par alchimie, se passe entre elle et la caméra. Duras avait senti cela, la dirigeant à l’oreille, les yeux clos, dans Agatha, Des journées entières dans les arbres ou Le Navire Night. Et aux cotés de Duras, Bulle Ogier s’est plu à déployer une fausse sévérité amusée. Quelque chose s’est passé, avec La Bande des quatre, en 1988 : elle rentre dans le film de Rivette comme on revient au cinéma : cette maison qui a fini par devenir la sienne, par la force des choses. Professeur d’art dramatique, elle est désormais en mesure d’enseigner quelque chose – et ce quelque chose vient de Duras : c’est une forme de liberté à peine teintée de discipline quotidienne : savoir qu’au fond, on ne sait pas grand chose. Cette liberté n’ayant jamais été démentie, la jeune vague des années quatre-vingt dix/deux-mille (Beauvois, Assayas, Tonie Marshall, Emmanuelle Cuau dans le très beau Circuit Carole) l’a désignée mère idéale, car tellement pas comme les autres. Et elle de jouer l’injouable : une mère se glisse dans le lit de son fils pour le finir d’une caresse (Nord). Oliveira a raison : il y a un cas Bulle Ogier. Jouer pour elle, c’est ainsi ou rien. Et ce fut ça, toujours.

Philippe Azoury

Les films

Aspern
Eduardo de Gregorio , 1981
Je 10 mai 21h45   HL
Bord de mer
Julie Lopes-Curval , 2001
Lu 21 mai 19h00   GF
Candy mountain
Robert Frank, Rudy Wurlitzer , 1987
Ve 11 mai 19h00   HL
Mon cas
Manoel de Oliveira , 1985
Sa 19 mai 19h30   GF
Nord
Xavier Beauvois , 1991
Di 20 mai 19h30   HL
Sérail
Eduardo de Gregorio , 1975
Je 24 mai 19h00   HL

Rencontres et conférences

Partenaires et remerciements

Bulle Ogier, Barbet Schrœder, André Téchiné, Philippe Garrel, Jean Douchet, Sébastien Juy, Marc'O, Stéphane Tchalgadjieff , Luc Bondy, Eduardo de Gregorio, Jean Marbœuf. Ad Vitam, Ag ence du court métrage, AMIP, Artcinéph ilie, Bloody Mary productions, Carlotta Films, Ciné-Classic, Film 13, Filmm useum Munich , Forum des Im ages, Haut et court, INA , Le petit bureau, Les Films du Losange, Les Films du Paradoxe, Les Films Pelléas, Pyramide Distribution, Studio 37, Sunshine Films, Swiss Films, Tamasa, UGC.

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