Alain Tanner

Du 14 janvier au 15 février 2009

Le voyageur immobile

Le cinéma d’Alain Tanner s’affirme à la croisée de deux chronologies, de deux moments de l’Histoire. Un moment politique : l’après-68 est l’espace-temps où s’inscrivent ses premiers films. Un moment esthétique : l’œuvre correspond à l’émergence des « nouveaux cinémas » c’est-à-dire la séquence 1965-1975 qui a révélé des cinéastes aussi considérables que Glauber Rocha, Miklós Jancsó, Jerzy Skolimowski ou Marco Bellocchio. Ce qui rassemble ces cinéastes, en dépit de styles et d’approches qui dissemblent beaucoup, c’est le terrain commun d’un travail esthétique qui prolonge les leçons des « grands modernes » de l’après-guerre (Rossellini, Bresson) non pour s’engager dans la « post-modernité » ironique ou maniériste qui viendra plus tard, mais pour trouver les correspondances entre la langue qu’ils avaient inventée et le monde nouveau qui naît dans cet après après-guerre ; mais à la différence des autres réalisateurs cités qui inventèrent chacun un imaginaire lesté de leur pays d’origine (le Brésil métissé de Rocha, la Hongrie très politique de Jancsó, l’Italie de Bellocchio…), Alain Tanner va créer, avec ses films, un monde bâti sur un défaut d’origine : la Suisse.

Le cinéaste a dit un jour son regret de ne pouvoir emporter, comme les frères Taviani en voyage, un peu de sa terre natale sous ses souliers. La Suisse comme non-lieu, comme terre « sans histoire », fatalement neutre, le pays de la « pendule à coucou » moqué dans Le Troisième homme est la figure présente-absente du cinéma de Tanner, l’apatridie originelle qui nourrit poétiquement chacun de ses films, le no man’s land et l’absence de caractère (character ?) national appelant son contraire : l’Utopie (étymologiquement : l’absence de ieu) dont l’œuvre de Tanner dessine une carte tendre et précise. Utopie de l’enfance toujours retrouvée, des désirs en fuite, des sens aux aguets. Pas de programme pour les personnages de Tanner en dehors de cette ligne de fuite permanente pour gagner le bon lieu.

Avant d’être cinéaste, Alain Tanner a été marin. Au début des années cinquante, le jeune homme de vingt-et-un ans a quitté sa Suisse natale pour s’engager comme écrivain de bord sur les cargos de la marine de Gênes. Dans Les Hommes du port (1994), un de ses rares documentaires qui est aussi un bel autoportrait, il revient sur ses années de jeunesse, ce moment d’avant le cinéma qui lui donna le goût des cargos et des horizons lointains. « Cinéaste voyageur », « cinéma voyagé » : ce sont des formules qui reviennent souvent quand on évoque le nom d’Alain Tanner. Beaucoup ignorent que ce mouvement essentiel de ses films – le départ, la fuite, le goût du large – s’origine dans une expérience vécue. Quand d’autres, à Paris – la future Nouvelle Vague – apprennent le cinéma en regardant les films d’Hitchcock ou d’Hawks, Tanner fait l’expérience du monde sur des bateaux et découvre la poésie d’Aimé Césaire à qui il rendra hommage dans Le Retour d’Afrique (1973). Alain Tanner n’est pas un cinéphile. On entend par là que chez lui, le cinéma n’est pas une fin, mais un moyen. Comme le cargo. D’ailleurs, son goût de cinéma naîtra avec la découverte de Rossellini et de De Sica, le néoréalisme italien fonctionnant sur lui autant comme une expérience du réel que comme un choc esthétique. Le cinéma d’Alain Tanner est d’abord une éthique du réel, une manière de s’y frotter, de s’y attaquer. Le cinéaste aime dire que le cinéma commence quand « ça résiste un peu ». Faire un film, ce sera donc enregistrer les résistances du réel, matériau d’origine.

Vingt films composent l’œuvre d’Alain Tanner qui tient entre deux prénoms et deux fuites, entre Charles mort ou vif (1969) et Paul s’en va (2003). Dans son premier long-métrage, présenté à la Semaine de la critique au festival de Cannes et qui va emblématiser le « nouveau cinéma suisse » avec quelques autres – notamment La Lune entre les dents et Haschich de Michel Soutter – le personnage principal, Charles Dée, décide de tourner le dos à sa vie confortable et à son statut de patron assis pour s’aventurer dans la solitude peuplée de deux Bohêmes qui l’accueillent à la campagne. Quant au Paul du dernier film, il est déjà parti quand la fiction commence : c’est un professeur de sémiologie, ex-gauchiste dont l’absence va provoquer l’effervescence politique et poétique de ses dix-sept élèves orphelins. Entre les deux films qui délimitent l’œuvre, un point commun donc : une fuite, un retrait, un personnage qui renonce à sa place, se déloge, pour aller voir ailleurs. Or, cette fiction du retrait qu’on retrouve dans d’autres films pourrait bien définir la valeur politique du cinéma de Tanner ; jamais affirmatif, ni déclamatif, le politique tannérien s’affirme par défaut, sur les bords. C’est une subversion douce qui ronge le système sur ses marges. Aux Droits de l’Homme déjà répertoriés, le cinéaste suisse pourrait ajouter, comme Rousseau, le droit de se retirer, sur la pointe des pieds. Pas de fanfare militante chez lui, pas de dénonciation tonitruante, mais un léger non de la tête et des pirouettes pour déstabiliser l’ennemi. Un jeu d’enfant. Dans Le Milieu du monde, il y a un plan très simple qui fixe la nature politique de son cinéma : dans leur voiture, deux politiciens locaux échangent une blague grivoise à propos de l’histoire d’amour que raconte le film. L’image suivante, un plan d’ensemble nous montre leur voiture quitter la route et entrer dans un arbre. L’ennemi est évacué, sans drame, ni conflit. On n’entendra plus parler de ces deux-là.

Dans la ville blanche, peut-être son plus beau film, porte à son paroxysme ce désir de fuite : un marin – Bruno Ganz – renonce à sa vie sociale et fait escale à Lisbonne pour une durée indéterminée. A mesure que le récit avance, le personnage va se délester de son identité et devenir un « homme sans qualité », « soumis à tout, ouvert, à l’écoute », un voyageur immobile qui laisse venir à lui tout le réel pour s’y perdre, pour s’y fondre. Sa femme à qui il envoie des nouvelles sous forme de films super 8 tournés à Lisbonne, constate, comme nous, sa métamorphose : le marin se minéralise, devient la pierre du vieux Lisbonne, le rythme d’un tramway, le vent qui souffle les rideaux de sa chambre d’hôtel. Si le film a tant marqué les spectateurs à l’époque, c’est qu’il fixait une pente sensible et sensuelle du cinéma de Tanner que les années post-68 avaient eu tendance à gommer. En effet, pour beaucoup, le réalisateur de La Salamandre et de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 était le dépositaire doux-amer des utopies de 1968, le style Tanner s’affirmant dans un mélange de légèreté et de gravité autour des grands thèmes de ces années politiques : le travail, le pouvoir, les relations hommes/femmes. Or, cette perception « générationnelle » de son cinéma, outre qu’elle oublie la dimension légèrement désespérée que Tanner a toujours entretenue avec la scène militante des années soixante, passe à côté de l’essentiel : il est avant tout, et dès ses débuts, un cinéaste de la matière et du désir, non des discours et des idées. Le marin mutique de Lisbonne est proche de Charles Dée ou de Rosemonde, magnifique Bulle Ogier dans La Salamandre. Le dernier plan du film qui la montre dans la rue en train de marcher, sourire aux lèvres, annonce les errances de Bruno Ganz : logique de la sensation, de la liberté conquise, ligne esthétique et politique de tout le cinéma de Tanner.

Frédéric Bas

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