L'unité Fiction d'Arte : entretien avec Pierre Chevalier (2002)

Bertrand Keraël - 7 février 2017

Directeur de l'unité fiction d'Arte pendant douze ans, producteur entre autres des séries Tous les garçons et les filles de leur âge, Les Années lycée, Gauche-droite, Pierre Chevalier revenait sur ses fonctions lors d'un entretien réalisé avec Bertrand Keraël en janvier 2002.

Marius et Jeannette (Robert Guédiguian)

Quel est votre parcours ?

Mon parcours est celui d'un universitaire raté. Après une première année de doctorat de philosophie, j'ai commencé comme coursier chez Gallimard ; ensuite, j'ai exercé divers métiers, puis j'ai été nommé en 1981 chef de cabinet au centre Georges-Pompidou. Puis Pierre Viot, alors directeur du CNC m'a demandé de m'occuper, entre autres, de l'avance sur recettes. Enfin, j'ai accepté la proposition de Jérôme Clément, président d'Arte France, de prendre en charge la nouvelle unité de fiction d'Arte.

Vous considérez-vous plutôt comme le directeur de l'unité fiction d'Arte ou comme un producteur de téléfilms ?

Ma position est ambiguë. Je me sens d'abord directeur d'une unité de programmes, c'est-à-dire en charge de programmes qui doivent être livrés à l'antenne, avec un plan de charge assez contraignant, cinquante heures d'antenne, soit 35 ou 36 titres par an. Ma responsabilité première est de donner à la télévision et à l'antenne d'Arte un certain nombre d'œuvres télévisuelles, de la meilleure qualité possible. Cette fonction-là inclut un rôle de coproducteur, sur les films que l'on initie ou que l'on coproduit avec d'autres chaînes.

Comment définiriez-vous votre métier par rapport à celui de producteur ?

Comme la loi française nous y oblige, les diffuseurs ne peuvent être directement producteurs, aussi la production est-elle forcément déléguée à la profession. Nous travaillons donc avec des producteurs indépendants, mais également avec des producteurs faisant partie du groupe, et ce sont eux qui ont la responsabilité financière de la production. Mon rôle est de travailler avec eux, de m'inscrire dans un travail collectif qui réunit producteur, auteur, réalisateur et diffuseur. Comme Arte n'est pas soumise à des contraintes commerciales, c'est avant tout un espace de création formidable qui donne la possibilité de travailler de très près avec des réalisateurs sur des téléfilms, avec une thématique, une facture qui ne sont pas du tout ciblés, contrairement à d'autres programmes de chaînes de télévision. Le producteur extérieur a la responsabilité de fabriquer vraiment l'œuvre, et nous avons celle de l'accompagner le mieux possible.

Qui s'occupe du montage financier ?

C'est au producteur de s'occuper du montage financier, mais c'est le rôle de notre administrateur de lui faciliter au maximum la tâche. C'est l'administrateur qui a la gestion du budget et de la contractualisation. Je crois beaucoup au partage des pouvoirs. Le diffuseur a un pouvoir terrible, celui de l'argent, parce que les téléfilms que nous faisons sont financés à 70% par la chaîne. Le reste vient du COCIP du CNC, c'est-à-dire du compte de soutien aux industries de programmes, avec des aides automatiques ou sélectives. Par exemple, pour un film de 90 minutes, le COCIP peut mettre entre 106 000 et 200 000 euros, ce qui est loin d'être négligeable. Cela peut venir également, de temps en temps, des aides régionales de la Procirep, d'une prévente à l'étranger ou d'une coproduction. Mais il n'y a pas tellement de gens qui veulent venir sur nos projets. Donc, lorsqu'il n'y a pas de producteur, je demande au réalisateur d'y réfléchir. Je peux lui suggérer des sociétés. Mais je crois vraiment à l'alliance entre un réalisateur, un auteur et un producteur face au diffuseur, à cette confrontation de deux blocs, parce que cela crée un rapport équilibré.

Quel est le budget d'un film ?

Ici, à Arte, les budgets sont moins élevés qu'ailleurs : entre 914 000 et 1,067 million d'euros pour un 90 minutes. L'intervention de la chaîne, quand elle est le premier diffuseur, est de 687 000 euros en 16 mm ou en 35 mm, et 457 000 euros en numérique. C'est un ordre de grandeur qui n'a rien à voir avec ce que font mes homologues des autres chaînes, où chaque film peut valoir entre 1,5 et 1,8 million d'euros. Mon budget annuel est de 14,5 millions d'euros.

L'audience a-t-elle une importance pour vous ?

Oui, malgré ce qu'en pensent certains, l'audience a vraiment de l'importance à mes yeux. Mon rêve ? Que des œuvres un peu difficiles soient vues par le plus large public possible. Qu'un film aussi ardu que celui de Brigitte Rouan, Sa mère, la pute, ait été vu par 1 300 000 personnes me rend très heureux. Néanmoins, si l'audience me préoccupe, ce n'est pas un critère suffisant pour piloter mes choix.

Pierre Chevalier (Beau Travail)

Quel est le cheminement pour produire un film ? Qui est à l'origine d'un projet, vous, ou le réalisateur ?

Cela vient beaucoup de l'extérieur, très rarement de moi. D'abord, parce que j'ai très peu d'idées. Ensuite, parce qu'un décideur de télévision ne doit pas tellement en avoir : il est là pour capter ou affirmer les idées des autres. Certaines idées – si on peut appeler cela des idées – viennent de moi, comme la thématique Gauche-droite ou Masculin-féminin. Mais les idées, les désirs de téléfilms, viennent en général des réalisateurs. À l'unité de fiction d'Arte parviennent annuellement de 400 à 450 propositions, sous toutes les formes – synopsis, traitements, versions scénarisées, idées -, issues de réalisateurs, d'auteurs, de producteurs ou d'autres diffuseurs, aussi bien français qu'étrangers. À partir de là se met en route un processus de présélection – avec des lecteurs et des chargés de programmes, puis de sélection – avec un comité de lecture et une commission de programmes, pour aboutir à une trentaine de titres.

Quels sont les critères pour choisir un sujet ou un scénario ?

La plupart du temps, c'est absolument subjectif. Pour moi, c'est quelque chose d'un petit peu irréductible qui existe dans un écrit, dans un désir ou dans une volonté d'images. Je cherche avant tout l'originalité, une âme originale.

Faites-vous du soutien à l'écriture ?

Très peu. Cela arrive pour les collections, parce que c'est une volonté de la chaîne. Mais c'est très sélectif, parce que l'on dérive très vite vers des conventions d'écriture et de développement qui ne m'intéressent pas. D'abord, nous n'avons pas vraiment les moyens. De plus, ce n'est pas réellement ma politique. Pour moi, un projet doit aller au bout, et il est très rare que cela n'aboutisse pas. Cela arrive environ une fois par an. D'autres chaînes, avec beaucoup plus de moyens, passent de nombreuses conventions d'écriture et de développement, avec beaucoup de sociétés de production, sans qu'il y ait forcément un résultat.

Quelles relations entretenez-vous avec les réalisateurs ?

J'essaie d'avoir avec les réalisateurs des relations plutôt étroites. Nous avons travaillé avec plus de 200 réalisateurs différents et de toutes nationalités. Ce n'est pas la même chose de travailler avec Philippe Faucon, Benoît Jacquot, Tsai Ming-liang ou Claire Denis. Les relations peuvent être passionnées, passionnelles, conflictuelles, mais il peut aussi y avoir une entente tacite. Les relations sont très variées.

Vous arrive-t-il d'être en conflit avec un réalisateur ?

Bien sûr. Presque chaque fois surgit un moment de tension, de conflit – voire plusieurs. Il y a de vrais conflits, mais aussi des moments de grâce absolue. Ce n'est jamais ce que l'on avait prévu qui arrive, c'est une règle.

Quel est l'intérêt pour un réalisateur de venir chez vous plutôt que de faire un film de cinéma?

C'est comme une expérience, un voyage en terre inconnue. C'est assez surprenant. On pourrait se dire qu'a priori les réalisateurs préfèrent aller vers le cinéma. Mais ils s'aperçoivent que, malgré des contraintes financières et de tournage, les projets aboutissent généralement vite. Et moi, j'aime que les choses se fassent, donc cela leur convient. Cela permet au réalisateur de s'exprimer rapidement, alors qu'au cinéma on attend beaucoup.

Intervenez-vous au niveau de l'écriture d'un scénario, dans la constitution de l'équipe de tournage ou sur la postproduction ?

Sur le scénario, oui. Ce ne sont pas, je l'espère, des interventions sous forme d'ordres ou de commandements, mais des échanges permanents, des entretiens. C'est un work in progress permanent. J'essaie d'analyser, et mes interlocuteurs me demandent, si nécessaire, de faire des remarques. Il arrive que le scénario soit impeccable dès le début. C'est donc un travail d'échange dès le scénario, tant du point de vue de la structure et du dialogue que de l'organisation du temps dans le scénario – problème très complexe et différent à la télévision et au cinéma – ou du nombre d'événements d'images. Donc, dès le début, on accompagne au maximum. Ce qui n'exclut pas les difficultés, les bagarres, les conflits, qu'il faut dépasser. Ce travail s'effectue aussi bien avec le réalisateur qu'avec l'auteur ou le producteur. Contrairement à ce qui se pratique sur toutes les autres chaînes, le seul domaine où je n'interviens pas, c'est le casting. Je demande simplement à être informé des propositions et à voir les essais éventuels. Je donne mon point de vue, mais celui-ci ne prévaut jamais. J'essaie de le faire valoir, mais non prévaloir. Quant à l'équipe de tournage, je considère vraiment que le réalisateur, les techniciens et les acteurs forment une équipe qui se coopte. Constituer des équipes n'est ni mon métier ni mon rôle. C'est au réalisateur de choisir les collaborateurs avec lesquels il veut travailler, cela me semble évident. Mais j'exige d'être informé, et je peux donner mon avis.

L'échange avec le producteur se situe principalement au visionnage des rushes. Je suis très prudent, car le tournage est un moment dangereux, surtout pour le réalisateur et les comédiens. Ensuite, il y a le visionnage du bout-à-bout, des différentes versions de montages et enfin le visionnage avant le mixage. Cela fait donc des étapes multiples et complexes. Je peux intervenir sur la table du montage, puis en salle de visionnage. Les premiers échanges sont très importants et très difficiles. Je les ressens comme tels parce qu'il faut adopter un point de vue à la fois synthétique et analytique. Et ce point de vue est forcément différent de celui que l'on a eu en lisant le scénario ou en voyant les rushes. Il ne faut jamais porter un jugement définitif lorsqu'on visionne les rushes, car c'est souvent très trompeur. À un certain moment, il faut dire ce qui ne va pas, et c'est un instant de vérité, difficile à formuler : réagir à chaud dans une situation d'urgence. C'est un passage assez délicat pour tout le monde, mais passionnant. J'ai toujours ressenti davantage la passion que les difficultés et les conflits. Arriver à un résultat dans le cadre d'un travail collectif, c'est très excitant.

C'est vraiment l'aspect créatif qui vous intéresse ?

Oui, parce que je ne suis pas du tout créateur, donc cela m'intéresse tout le temps. Je suis très réceptif à la création des autres, et je me laisse envahir par elle.

Vous n'allez jamais sur les tournages ?

Cela m'arrive, mais c'est une décision très délicate. Si j'y vais, cela fait plaisir mais peut aussi gêner, et ne pas y aller peut être vexant. Il faut savoir doser. Quand on m'invite, j'y vais. Cependant, quelqu'un comme moi n'a en général aucune raison d'être sur un tournage. Il faut s'y faire le plus petit possible, montrer seulement que l'on est proche. Il m'arrive d'aller sur des tournages à l'étranger, parce que les conditions y sont toujours difficiles, avec peu de moyens. En Afrique ou en Russie, par exemple.

Comment se partage le travail avec les différents membres de votre équipe ?

J'étais au départ assez solitaire dans l'exercice de mon travail, parce que je devais mettre en place une ligne éditoriale, mais maintenant je délègue beaucoup. Notre équipe compte onze personnes, chacune ayant sa spécialité, que ce soient les mini-séries, les films unitaires ou les programmes.

Quels sont les risques spécifiques d'une production de film pour la télévision ?

Comme nous travaillons de manière drastique, un tournage peut nous échapper totalement, surtout dans le cas d'un premier film. Une fois, j'ai dû arrêter un tournage parce que ça n'allait pas du tout ; on l'a repris plus tard. Le risque, c'est que le réalisateur n'ait pas assez de temps, parce que l'originalité demande du temps.

La différence avec le cinéma, c'est qu'à la télévision on n'a pas le temps... À la télévision, c'est toujours moins. On travaille en permanence dans un climat de minorisation, de soustraction : moins de temps, moins d'argent, moins d'événements d'images, moins de profondeur d'une certaine façon, une grammaire moins subtile. Le cinéma, par comparaison, est d'un luxe inouï. Le budget moyen d'un film français est d'environ 3 millions d'euros, avec des temps de préparation considérables, des plateaux de vingt à quarante personnes, un tournage de huit à quinze semaines, du matériel nickel. Le cinéma, c'est plus d'argent, beaucoup plus de réflexion, plus d'attention, et plus de temps. C'est formidable d'avoir du temps. Au cinéma, vous pouvez faire un report de tournage et retravailler sur un film pendant cinq ou six ans. Moi, je suis obligé, avec un téléfilm, d'arriver à un résultat. Si je ne livre pas à l'antenne, il n'y a pas de case fiction. J'ai un pacte avec l'antenne pour livrer cinquante heures par an ! À la télévision, on n'a pas le temps, mais on y arrive.

Produit-on de la même façon une série de films comme Tous les garçons et les filles de leur âge, Masculin-Féminin, des feuilletons ou un film unique ?

Non, c'est différent. Une série, c'est une production au long souffle, de trois à sept ans. Cinq ans ont été nécessaires pour réaliser Les Alsaciens, sept ans pour Terres violentes et trois ans et demi pour L'Algérie des chimères. Le tout est de maintenir un cap, de conserver une certaine cohésion, alors que surviennent nombre d'événements, de réflexions et d'approches divergentes, de problèmes de production. À certaines occasions, le producteur, le réalisateur aussi bien que le diffuseur peuvent frôler l'abandon. On n'en voit pas le bout. C'est une machine abstraite qu'il faut, à un moment, rendre concrète. Le film unique demande plus d'efforts, mais avec une équipe plus réduite et sur beaucoup moins longtemps – un an, un an et demi. Par un coup de force, on peut faire un film en six mois. Produire un film unique est radicalement différent d'une série.

Votre façon de produire un film pour Arte semble différente de la façon de produire une fiction pour une autre chaîne ?

Notre façon de produire n'est pas machinique. À la différence des autres chaînes, nos premiers interlocuteurs sont les réalisateurs. À France Télévision ou sur TF1, ce sont plutôt les producteurs.

Le Péril jeune (Cédric Klapisch)

La sortie cinéma d'un téléfilm est-elle prévue dès l'élaboration du projet, ou seulement une fois le film terminé ?

Non, pas du tout. C'est arrivé comme ça, sans que cela soit maîtrisé. Ce n'est pas et n'a jamais été mon objectif. Il y a toujours eu là une ambiguïté. On ne m'a peut-être pas cru. Je suis venu à Arte pour la télévision, car je trouve qu'elle est un enjeu considérable. C'est la petite image, l'image imparfaite qui m'intéresse, et je trouve que c'est à la télévision que le travail le plus urgent reste à faire. Le cinéma a cent ans et, comme la littérature, comme la musique, il a affronté tous les périls. La télévision, ce n'est pas la même chose : elle est en plein danger.

Ce qui vous intéresse, c'est un peu l'esprit pionnier...

Oui. Que la télévision puisse intéresser d'autres personnes que le monde de la communication : des créateurs, des pionniers, des inventeurs, ou des gens comme tout le monde. Donner la parole à des gens qui ne parlent jamais ou qu'on ne voit jamais à la télévision. Pour beaucoup, la fonction première de la télévision est sociale : on parle information, observation du réel, analyse du réel, etc. Pour moi, la fonction de la télévision est plus créative. J'ai une notion plus politique de la télévision. C'est vraiment un lieu de pouvoir très important. C'est mieux si ce sont les créateurs qui ont le pouvoir, plutôt que les gens de pouvoir ou de communication. Cet espace doit être peuplé autrement que par des journalistes ou des gens de la communication, comme il l'est actuellement. C'est ça qui m'intéresse dans la télévision, ce qui n'est plus du tout le problème du cinéma.

Quelle est votre politique en tant que directeur de l'unité Fiction d'Arte ?

Elle est très variable. Au début, on s'est lancés dans une politique de coproduction de collections pour mettre en œuvre un travail collectif, autour de thèmes suffisamment universels pour intéresser des réalisateurs très différents, et pour faire des actes de télévision. Cela a été le sens de Tous les garçons et les filles, Les Années lycée, Gauche-droite. Montrer que la télévision pouvait être un lieu de travail, de création, et pouvait engendrer des œuvres autres que celles considérées comme de pure télévision. Des œuvres qui pouvaient faire alliance avec le cinéma, les arts plastiques, le théâtre, la politique. Nous préparons, pour l'année 2002, deux projets assez antinomiques. Nous travaillons sur un chemin de la télévision qui appartient à sa tradition, mais que l'on traite autrement, c'est-à-dire des mini-séries auxquelles on injecte de l'histoire. Nous faisons trois mini-séries, Les Alsaciens sur l'histoire de la France, de la Prusse et de l'Allemagne de 1870 à 1950, sur le rapport Kanak-Caldolches du début du XXe siècle jusqu'à Ouvéa, et sur l'Algérie, de l'utopie saint-simonienne à la création de l'Algérie française par la IIIe République. Il s'agit, d'une part, de faire rentrer les étrangers dans l'histoire, ce qui n'est pas tellement fréquent à la télévision, et, d'autre part, d'essayer d'éclairer le contemporain par des mises en évidence du passé peu connu. Dans cette veine, cela peut-être aussi bien Le Château des oliviers que Les Gens de Mogador ou L'Algérie des chimères. On met également en œuvre, pour 2002, une politique de premier film avec une dizaine d'œuvres, extrêmement bariolées.

La bonne santé du cinéma français ne vous donne-t-elle pas envie de produire directement pour le cinéma ?

Non, cela ne m'intéresse pas. Je repère, je regarde, j'observe : le cinéma m'intéresse plus comme outil que comme expression, pour le voler, non pour y travailler.

Qu'est-ce qui vous plaît, dans ce métier ?

Faire. La fabrication. J'aime bien la fabrication.


Bertrand Keraël est iconographe à la Cinémathèque française