Frank Capra et le cinéma de propagande

Samuel Petit - 17 janvier 2017

Major Capra

Le cinéma de propagande, stratégie militaire et genre cinématographique

Réalisée entre 1942 et 1945 par Frank Capra, Anatole Litvak et Anthony Veiller, la série Why We Fight est constituée de sept films de propagande : Prelude to War (1942), The Battle of Britain (1943), The Nazis Strike (1943), Divide and Conquer (1943), The Battle of Russia (1943), The Battle of China (1944) et War Comes to America (1944).

Après l’attaque de Pearl Harbour, le service cinématographique de l’armée, à la demande de Franklin Roosevelt, charge Frank Capra de superviser l’ensemble des épisodes de la série. Initialement destinés aux seuls soldats, dans la perspective d’une mobilisation psychologique, la série vise à préparer l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon impérialiste. Pour de nombreux hommes politiques, le cinéma porte en lui depuis toujours un fort potentiel d’ « éducateur des masses », qu’il faut pouvoir contrôler pour l’orienter. Le général Marshall, chef d’État-major et responsable de la série, comprend qu’il faut développer une dramaturgie dans ces films pour émouvoir le public et le convaincre du bien fondé de cette guerre. Ce qui fait précisément défaut aux films des services cinématographiques des armées en général, perçus comme profondément austères. Les strictes informations nécessaires sont données, mais leurs aspects doctrinaires, sans aucune créativité, ni implication émotionnelle pour le spectateur diminuent considérablement leur impact auprès des soldats, en plus d’ennuyer le grand public.

Un film de propagande réussi doit unifier le « peuple » autour d’une idéologie nationale, pour légitimer l’interventionnisme et les stratégies politiques en cours. C’est ce que Noam Chomsky nomme « la fabrique du consentement ». Le ministère de la guerre, conscient des enjeux, installe un bureau de liaison à Hollywood en 1942. « Les modalités de l’opération entre l’appareil de sécurité et les grands studios sont multiples, complexes et ne cessent de s’accroître au fil des décennies, et se jouent à tous les étages de la production : la coopération est logistique, mais implique aussi des réalisateurs, des scénaristes et des acteurs largement spécialisés dans ce genre très particulier. L’armée peut fournir des matériels, des conseillers, des uniformes, entraînements, plates formes de combat, chars, escadrilles d’avions » explique Jean Michel Valantin dans Hollywood, le Pentagone et Washington : les trois acteurs d’une stratégie globale.

Les États-Unis veulent produire un nombre record de films de propagandes. Marshall cherche donc un cinéaste d’Hollywood indépendant, combatif, libre d’esprit et capable de persuader le plus grand nombre. Très vite son choix se porte sur Frank Capra, à qui il offre une confiance sans réserve. Loin d’être le seul à contribuer à l’effort de guerre (Hitchcock, Ford, Wilder…), le cinéaste insuffle au projet une maestria inédite dans le cinéma de propagande. Après avoir réalisé dans les années trente une succession de chefs d’œuvres, Capra est alors au sommet de sa gloire populaire et artistique, et considéré comme l’un des génies de la comédie américaine.

Frank Capra et John Ford

L’American Capra Way of Life

Fils d’immigrés siciliens, arrivé aux États-Unis à l’âge de six ans, Capra est le cinéaste de l’American Way of Life par excellence. Son style est reconnaissable entre tous : sens de l’optimisme forcené, personnages simples et bourrés de bon sens. L’autodidacte (Self-made man) croise l’homme de la rue (Common man). Il sait faire de l’homme simple le héros d’une nation. Capra est souvent perçu de deux façons : il y a ceux pour qui il est un grand cinéaste humaniste et généreux (Capraesque), et ceux qui lui reprochent son sentimentalisme exacerbé en l’accusant de populisme (Capracorn). Selon les mots de Jeffrey Richards :« il distilla la quintessence du rêve américain qui se confondait en fait avec les idéaux de la classe moyenne. Comme il est de tradition chez les immigrants, une fois isolés les ingrédients essentiels de la philosophie nationale, il les fit siens. En les traduisant au cinéma, il énonçait clairement les principes fondamentaux qui sous-tendent la vie américaine, de la Guerre d’Indépendance au New Deal ».

Capra célèbre cette idée profondément ancrée dans la culture américaine que la volonté de réussite personnelle est plus forte que tous les déterminismes sociaux. La société ne peut être tenue responsable d’un échec personnel, c’est l’individu qui est maître de son destin. Nul autre cinéaste américain n’a su mieux illustrer ce paradigme –même si dans son premier film d’après guerre, La Vie est belle (1946), cette vision se teinte d’un pessimisme inhabituel dans l’œuvre du cinéaste. La série Why We Fight est une rupture dans sa filmographie puisque c’est la première fois qu’il tourne un documentaire. Par la suite il en gardera le goût et en produira d’autres. Fort de son savoir faire, le réalisateur utilise tous les outils fictionnels en sa possession pour proposer une nouvelle forme hybride de documentaire. Il contribue à définir une manière de faire de la propagande qui poussera l’armée américaine à modifier en profondeur son rapport au médium, et dont les règles sont toujours en vigueur.

Images de guerre et guerre des images

Frank Capra s’adjoint les services d’hommes talentueux, une quarantaine de personnes, dont le cinéaste Anatole Litvak, les scénaristes Anthony Veiller et Eric Knight, les documentaristes Edgar Peterson, le monteur en chef William Hornbeck, Dimitri Tiomkin pour la musique, Walter Huston pour la voix-off. Robert Flaherty tourne même des plans. Capra rassemble avec son équipe une grande quantité de films, « des millions et des millions de mètres de pellicule » dont les documentaires allemands Feldzug in Polen (Campaign in Poland), Sieg im westen (Victory in the West) mais également les actualités (News reel) allemandes et japonaises, certains de ces films ayant plus de trente ans. Durant trois jours, Capra et son équipe s’enferment au M.O.M.A. (Museum of Modern Art) pour les visionner mais c’est Le Triomphe de la volonté (1935) qui est un véritable choc. À l’issue de la projection, l’équipe demeure prostrée. Capra rapportera : « Le film m’a terrifié. Ma première réaction était que nous étions morts, nous ne pouvions pas gagner la guerre. Comment peut-on faire face devant cette énorme machine et cette énorme volonté de se battre ? Se rendre ou mourir – c’est ce que disait le film ». Le film de Leni Riefensthal, entre réalisme et stylisation, n’est en fait qu’une vaste mise en scène avec un défilé nazi constitué d’une dizaine de milliers de figurants. La faculté de la cinéaste à mythifier le troisième Reich, le rythme hypnotique de son montage, son utilisation grandiloquente de la musique, tout contribue à rendre ce film dangereux aux yeux de Capra. Il comprend que « beaucoup d’enfants allemands iraient n’importe où mourir pour ce type. Le pouvoir du film même montrait qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils comprenaient la propagande, et ils comprenaient comment atteindre l’esprit ». Terrifié mais pas dupe, Capra discerne dans le film « toute la panoplie mystico-romantique des opéras wagnériens, au message aussi massif et aussi brutal qu’un tuyau de plomb ».

Divertissement, art et manipulation

Ironie suprême, Capra fut, quelques années auparavant, un modèle et une inspiration pour Gœbbels, féru de cinéma américain. Lorsqu’il est nommé ministre de la propagande, Gœbbels commence à étudier le cinéma en profondeur et comme le Führer, se fait projeter des films tous les soirs. Il est d’emblée confondu par la maîtrise des américains dans le domaine. Après avoir vu New-York Miami (1935), la comédie romantique de Capra aux 5 oscars, Gœbbels écrit dans son journal :« Un film américain, spirituel et pétillant, dont nous pouvons apprendre beaucoup. Les américains sont naturels ! Supérieurs à nous autres sur bien des points. Ce qu’a bien montré le navet allemand Cavalerie Légère. Ennuyeux à mourir…. Le héros [du film de Capra] ne parle pas toujours de manière héroïque, mais il agit de manière héroïque ». Gœbbels va s’en servir pour réorienter le cinéma national, réalisant que le septième art allemand doit passer à la vitesse supérieure pour rattraper les États-Unis.

Quand à Hitler, il a une vision très nette sur le sujet : « Je veux que le cinéma soit un instrument de propagande, mais de telle sorte que chaque spectateur sache qu’il va voir un film politique… Lorsque de la propagande politique se cache sous une couverture artistique, cela me rend malade. Il faut choisir : soit l’art, soit la politique ». C’est de ce type de réflexion que naît Le Triomphe de la volonté. Capra le comprend : « Ils sont convaincus que le désir de vaincre et le moral de chacun de leurs soldats est supérieur au nôtre. Le soldat allemand ou japonais a un idéal, il se bat et meurt pour quelque chose de précis : la victoire du surhomme ; l’avènement de l’empire. Les récompenses d’une telle victoire agissent sur lui comme un stimulant puissant ».

Why We Fight ?

Convaincre c’est vaincre

Les États-Unis sont alors un pays prospère et en paix. Comment convaincre l’Amérique de s’engager dans la guerre ? « Comment j’en parle à l’enfant en bas de la rue – l’enfant américain sur sa bicyclette […]Comment puis-je l’atteindre ? […] Il me fallait une idée de base puissante qui se propagerait comme une traînée de poudre, une idée d’où découleraient toutes les idées. Je pensai à la Bible […] Tu sauras la vérité toute la vérité. Est-ce que cela voulait également dire que la vérité vous rendait fort ? […] Mais comment savais je, moi, que cette affirmation était conforme à la vérité ? Qui me le prouverait, à moi ? Mais voyons, l’ennemi lui-même-dans ses actes, dans ses livres, dans ses discours, dans ses films ». Capra développe la certitude qu’il faut « utiliser leur propre langage directement ».

Malgré l’appui du puissant général Marshall, le cinéaste rencontre de nombreux obstacles du côté de l’armée. Le Signal Corps, dont le rôle est de développer, centraliser et contrôler les systèmes d’information et de communication des différentes forces armées depuis 1863, s’estime le plus à même de faire ce type de films pour un public de militaires, et tente à plusieurs reprises de lui barrer la route pour l’empêcher de mener à bien son projet. Capra ne le supporte pas, lui l’auteur de l’adage one man, one film, profession de foi annonciatrice du concept de cinéaste-artiste considéré comme auteur. Il déménage des bureaux de l’armée et s’installe dans les plus familiers studios hollywoodiens pour récupérer la pleine maîtrise du projet. La série coûte environ 400 000 dollars, soit moins de 1% des 50 millions de dollars annuels du War Department. Par ailleurs, l’ensemble coûte 1/5ème du budget de Mr Smith gœs to Washington (1939). La structure de base (Basic shape) de la série s’écrit entre avril et août 1942, les films sont réalisés de 1942 à 1945. Il faut rendre la menace concrète, salir l’ennemi et célébrer les alliés, convaincre à tout prix, quitte à simplifier. La dialectique du « nous ou eux » (« us or them ») domine.

Un nouveau regard pour un monde à venir

Le premier film, Prelude to War (Frank Capra, Anatole Litvak, 1942), décrit un monde opprimé par des militarismes totalitaires (Allemagne, Italie, Japon) et interpelle les forces du monde libre qui se doivent d’intervenir. Il remporte l’Oscar du meilleur documentaire. The Nazis Strike (Frank Capra, Anatole Litvak,1943) raconte l’ascension, l’élection et la politique d’Hitler jusqu’à l’invasion de la Pologne. Divide and Conquer (Frank Capra, Anatole Litvak, 1943) se concentre sur l’invasion allemande en Belgique, en Norvège, au Danemark, en France et en Hollande. The Battle of Britain (Frank Capra, Anthony Veiller, 1943) narre le combat de la Royal Air Force anglaise contre les nazis. The Battle of Russia (Frank Capra, Anatole Litvak, 1943) se concentre sur l’histoire du peuple russe,sa grandeur et comment il tente de résister à l’envahisseur. The Battle of China (Frank Capra, Anatole Litvak, 1944) décrit l’invasion japonaise de la Chine et le danger d’une annexion totale de l’Asie en vue d’une domination impérialiste. War comes to America (Frank Capra, Anatole Litvak, 1945), se resserre sur l’histoire récente des États-Unis, de son isolationnisme culturel à son engagement total dans la guerre. Ce dernier film de la série se veut plus contemporain et aborde les rivages de la fiction pour représenter l’évolution et la prise de conscience du peuple américain. Les trois premiers désignent donc les enjeux du conflit depuis ses origines, les trois suivants se concentrent sur les pays alliés, et le dernier, en forme de conclusion, offre un regard rétrospectif questionnant aussi l’avenir.

La révolution qu’apporte Capra sur le plan formel est en grande partie due à un art subtil du montage. Il orchestre, hybride et fusionne des styles et images contradictoires. Ainsi The Battle of Russia est un montage constitué de 105 films différents. Capra récupère systématiquement les films ennemis pour en inverser le sens. Il mêle le documentaire à la fiction dans un même élan au travers de graphiques, de dessins et d’animations (avec la participation des studios Disney). Il recourt aux métaphores visuelles, aux symboles, comme « cette croix gammée sur une carte du monde proliférant tel un virus mortel noircissant le monde ». La sophistication du montage, en plus d’être convaincante, apporte quelques fulgurances poétiques à l’ensemble. Le cinéaste définit de nouveaux standards, son style est copié jusqu’à constituer une nouvelle norme.

Le scénariste et écrivain James Agee écrit en 1943, dans The Nation, que The Battle of Russia est, à côté de Naissance d’une nation, le meilleur et le plus important film de guerre jamais réalisé aux États-Unis. Poudovkine, réalisateur soviétique et éminent théoricien du cinéma, dit de Prelude to war : un film de ce genre « est absolument international et peut être vu pleinement et compris n’importe où. La voix du commentateur peut être traduite en n’importe quelle langue sans troubler l’intégrité de l’impression. Le montage des images visuelles n’a pas besoin de traduction ». Churchill est profondément ému et enthousiaste. Il exige sa sortie nationale en salle. Pour Roosevelt, « tous les hommes et toutes les femmes et tous les enfants du monde doivent voir ce film ». Staline le fait projeter dans toute l’URSS. Les pays ennemis vaincus aussi doivent diffuser la série. Le général Capra (distinction obtenue en 1945) devient la Voice of America dans le monde entier et comme l’écrit Giuliana Muscio, « pour le public américain ou non, la Seconde Guerre mondiale est restée ce que le cinéma américain en a enregistré et raconté ».

Bibliographie sélective disponible à la Bibliothèque du film :

Frank CAPRA, Hollywood Story : autobiographie, Paris, Ramsey, 1985.

Jean-Pierre BERTIN-MAGHIT(dir. par), Une histoire mondiale des cinémas de propagande, Paris, Nouveau monde, 2008.

Ben URWAND, Collaboration : Le pacte d’Hollywood avec Hitler, Paris, Bayard, 2014.

Jean-Michel VALANTIN, Hollywood, le Pentagone et Washington : les trois acteurs d’une stratégie globale, Paris, Autrement, 2010.


Samuel Petit est médiathécaire à la Cinémathèque française.