Revue de presse d'« Arsenic et vieilles dentelles » (Frank Capra, 1943)

David Duez - 4 janvier 2017

Arsenic et vieilles dentelles (Frank Capra, 1943)

Réalisé en 1943, Arsenic et vieilles dentelles sort le 20 décembre 1946. La société de production Warner Bros a confié à Frank Capra (New York-Miami, L’Extravagant M. Deeds, Mr. Smith au sénat…) l’adaptation cinématographique d’un célèbre vaudeville éponyme, créé à Broadway par Joseph Kesselring en 1941. La trame : Abby et Martha Brewster, deux vieilles filles gentilles mais folles, ne peuvent voir des hommes vieillir solitaires. Afin d’abréger les souffrances de ces malheureux, elles leur font boire un vin de sureau additionné d’arsenic. Après le franc succès d’Arsenic et vieilles dentelles sur les scènes de New-York, Londres, Paris (1945) et Bruxelles, sa version cinématographique est largement commentée. À l’exception de Jean-Jacques Gauthier du Figaro, unique détracteur du film, une presse euphorique accueille avec délectation ce vingtième long métrage de Frank Capra pour qui « ces prises de vues furent les plus gaies de [son] existence ».

L’interprétation

La distribution artistique d’Arsenic et vieilles dentelles ravit la majeure partie des critiques. Pour Cité nouvelle, le journal populaire du christianisme social, « cette production est animée par une interprétation à l’échelle de la réalisation et de son style : Joséphine Hull et Jean Aden, incomparables créatrices d’Abby et Martha Brewster à Broadway, nous restituent ici idéalement ces sœurs savoureuses. Cary Grant est un sympathique Mortimer Brewster, mais il n’est pas en possession de son dynamisme habituel et sa fiancée est gentiment silhouettée par Priscilla Lane. Le terrifiant Jonathan et son étrange acolyte, le docteur Einstein sont incarnés de façon saisissante par Robert Massey et Peter Lorre et les autres interprètes sont excellents dans leurs rôles épisodiques ». Il est « impossible de dénombrer les trouvailles ingénieuses dont cette bande est hérissée : elles sont trop, s’enchainent, se commandent l’une l’autre, se multiplient sur un rythme et une cadence forcenée » écrit Pierre Lagarde dans les pages cinéma de Paris-Matin. Pour l’hebdomadaire Carrefour, François Chalais préfère saluer la performance de Cary Grant, le « désinvolte et charmant de L’Impossible M. Bébé. Sans léopard, mais avec un cadavre, il est irrésistible. Il donne au cinéma une leçon de théâtre, ou plus exactement, il donne au théâtre une leçon de cinéma : grand acteur de cinéma, il explique à une bonne comédie ce qu’il faut faire pour être un bon film ». Le journal Le Monde se plaît à signaler « la trop brève apparition de l’excellent Edward Everett Horton », qui incarne ici un directeur d’asile psychiatrique. Dans Les Lettres françaises, Georges Sadoul se montre plus nuancé que ses confrères. Il regrette une interprétation sans relief : « Dans la pièce de Kesselring, les deux vieilles, la critique dramatique, le détective, l’aliéniste, le sergent de ville-écrivain, l’assassin pour films d’épouvante, le médecin pour films de gangsters, ne sont plus des caractères, mais des silhouettes stéréotypées conventionnelles, sans vérité. Quel que soit le talent des acteurs – et celui de Cary Grant est immense – nous n’oublions jamais que nous avons devant nous des fantoches. Ou plutôt si ! Nous l’oublions, car ces marionnettes sont emportées dans un mouvement frénétique et ne cessent pas une minute de faire rire. »

Théâtre filmé

Un peu moins d’un an sépare la version théâtrale de la version cinématographique. Le souvenir du succès d’Arsenic et vieilles dentelles sur les planches parisiennes alimente la plupart des rubriques culturelles. Dans Jeunesse Ouvrière (bulletin des sections de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne), Jean Thevenot rappelle à son lectorat qu’« Arsenic et vieilles dentelles était à l’origine une pièce. Elle a eu comme telle un succès mondial à peu près sans précédent. Le film connaîtra certainement la même vogue, prédit le critique. Mais il doit bien être entendu qu’il ne faut pas aller y chercher autre chose que du théâtre photographié, ni non plus prendre une seule seconde au sérieux les énormités qui s’y trouvent accumulées ». « Il y a bien longtemps que je n’avais ri de si bon cœur », reconnait le même Jean Thévenot, mais cette fois dans la revue spécialisée L’Ecran français, avant de préciser : « la dernière fois que je m’étais autant amusé, c’était au théâtre… lorsqu’on y donnait Arsenic et vieilles dentelles ». « Calquée » sur la pièce originelle, « l’œuvre cinématographique est ici du théâtre filmé. Les quelques séquences en extérieurs n’y changent rien et sont même superflues. Sachez donc que vous verrez du théâtre au cinéma et que vous vous amuserez sans réserve. Vous ne songerez même pas à vous indigner du caractère macabre de cette aventure, car la farce a été poussée suffisamment loin pour que le spectateur ne soit plus tenté de prendre quoi que ce soit au sérieux ». Cette adaptation, peut-on lire dans Libération, Frank Capra « l’a traitée dans son style familier de fantaisie échevelée et cette pointe de loufoquerie qui avaient fait le succès de son chef-d’œuvre : Vous ne l’emporterez pas avec vous. Qu’il ait peut-être trop appuyé sur la corde insensible pour ne pas heurter les convictions religieuses d’un public plus étendu et moins sophistiqué que le public de théâtre et pour lequel la mort n’est pas un sujet de comédie burlesque, on ne saurait le lui reprocher. Il était, en effet, nécessaire qu’on ne crût pas une seconde à cette histoire effarante et comment y parvenir si ce n’est en grossissant à dessein le ton et le jeu des acteurs. Il s’agit bien d’une pièce filmée sans retouches importantes ni ajoutés », souligne le journaliste. Car le succès d’une pièce à la scène est un redoutable écueil contre lequel les metteurs en scènes – fussent-ils Capra – demeurent impuissants, tenus qu’ils sont de commettre à l’écran le plus fidèle des plagiats ».

Aucune originalité ?

Le traitement cinématographique que Frank Capra a fait de la pièce divise la critique. Véritable « chef-d’œuvre » pour le quotidien belge Dernière heure, « Arsenic et vieilles dentelles, c’est non seulement du loufoque pour intellectuels, du guignol pour grandes personnes, une histoire de fous pour gens sensés, c’est encore et surtout un thème comique original. Ceux qui ont vu au théâtre la pièce de Joseph Kesselring seront d’accord avec nous pour approuver sans réserve cette appréciation. Faire rire avec un sujet macabre pourrait sembler paradoxal. Et pourtant, ce tour de force est réussi, et mieux encore à l’écran qu’à la scène. Car le cinéma a ajouté à la pièce originale toute une succession de gags nouveaux, impossibles à réaliser sur les planches et a conféré à l’ensemble un dynamisme vraiment extraordinaire, presque étourdissant ». Selon Georges Sadoul, critique aux Lettres françaises, « l’initiative de l’adaptateur d’Arsenic et vieilles dentelles s’est bornée à développer le rôle de Cary Grant, vedette du film, et à introduire un décor représentant le vieux cimetière de Brooklyn, avec la perspective des gratte-ciel et du fameux pont suspendu ; une maquette digne de Méliès ». Si Hollywood « a imposé à Frank Capra cet absurde problème d’adapter une pièce célèbre, qui se passe dans un décor unique, en conservant la totalité des répliques et des jeux de scène », insiste le journaliste. « Frank Capra a su parfaitement éviter les pièges qui lui étaient tendus. Ce cinéma en vase clos, perpétuellement enfermé dans le bocal du studio, reste toujours du cinéma, par l’art parfait du découpage, des mouvements d’appareils, des éclairages ». Dans les colonnes du Figaro, Jean-Jacques Gautier fait preuve d’une grande sévérité à l’encontre du réalisateur et de son film. « Capra n’a rien inventé », remarque le journaliste qui ne relève « rien de nouveau, d’inattendu, de spécialement excellent. Ce film n’ajoute pas sa gloire ». Si « la réalisation n’a pas dû coûter cher, elle ne doit pas, pour autant, être traitée en dilettante » dénonce le critique. « On comprend que Sacha Guitry ou Marcel Pagnol recopient leurs pièces pour l’écran. Mais Capra est un homme de cinéma et, de sa part, une conception aussi immobile, aussi confinée, est plus difficilement admissible. Autrement dit, Durand, Dupont, Smith ou n’importe qui aurait pu faire de la pièce de Joseph Kesselring ce qu’en a fait Frank Capra. Ce qui rend difficile la traduction cinématographique des œuvres déjà consacrées par le succès, c’est justement, ou qu’on n’en voit pas la nécessité, ou qu’on n’ose pas toucher à ce qui a si bien réussi une première fois », conclut-il.

Burlesque américain

Au cinéma comme au théâtre, les éclats de rires sont au rendez-vous. Pour l’ensemble de la presse, Figaro excepté, Frank Capra signe une comédie désopilante. Cette « production exceptionnelle, nous ramène aux meilleurs temps du cinéma [comique] américain », jubile Cité nouvelle, tant « ce mélodrame en forme de film loufoque, allant à l’inverse des réactions normales, est la plus folle histoire de fous qui se puisse concevoir. Ce Grand-Guignol est un éclat de rire ininterrompu grâce à ses incessantes trouvailles, ses situations imprévues et des détails cocasses. Il y a tout au long de cette réalisation un jaillissement comique sans défaillance, une originalité continue et une magnifique turbulence. En un mot, c’est du Capra, de l’excellent Capra ». « En adaptant à l’écran cette œuvre d’un humour saugrenu et déchaîné », écrit Pierre Lagarde, « Frank Capra a tourné un des films les plus étourdissants que l’on puisse voir. Avec un minimum de moyens il obtient un maximum d’effets. Le sens du comique est chez lui une vertu, dans le sens où la vertu d’une baguette de fée est de transformer en carrosse une citrouille. Frank Capra transforme la crainte en joie, la terreur en hilarité. Il faut être atteint d’une neurasthénie congénitale pour rester frigide devant cet enchaînement de gags, cette précipitation d’événements, cette cocasserie sans cesse renaissante et sans cesse renouvelée, ces rebondissements d’une irrésistible bouffonnerie », prévient le chroniqueur de Paris-Matin. Arsenic et vieilles dentelles « obtient auprès du public le plus franc succès. Et c’est justice, ce qui est l’exception aujourd’hui parmi tant de productions noires et grises à prétentions cérébrales ou psychologiques », constate Le Monde qui salue « une amusante comédie filmée, comme nous en a souvent donné le réalisateur de L’Extravagant Mr Deeds ou de Vous ne l’emporterez pas avec vous. Vous souvenez-vous du rythme endiablé de ce dernier film, de cette pancarte Home sweet home, qui s’écroulait sans cesse dans un fracas de tonnerre ? L’aiguille désaxée, elle aussi, d’une haute horloge joue ici le même rôle dans une intrigue de même veine. Et puisque nous sommes dans le burlesque – qui n’est pas un genre dont je sois fort épris – Arsenic et vieilles dentelles m’a beaucoup plus amusé que la morne ineptie des frères Marx », qui peinent à « renouveler leurs effets » dans Chercheurs d’or.


David Duez est chargé de production documentaire à la Cinémathèque française.