Second Life : « La Vie est belle » dans la culture populaire américaine

Xavier Jamet - 3 janvier 2017

« Il était inenvisageable de tourner dans un décor lambda – Gremlins devait être stylisé, ressembler à un vieux film, à La vie est belle de Capra, notre modèle évident. Alors, nous avons choisi les plateaux les plus désuets des studios Warner Bros., ceux qui dataient des années 40, pour créer notre petite ville idéale. Tout devait y être iconique, presque cliché. Jusqu'à cette horrible vieille dame qui veut prendre le contrôle de la ville, comme dans Le Magicien d'Oz et La Vie est belle... Et c'est dans cette ville apparemment idyllique que débarque un élément perturbateur. Gremlins, finalement, c'est Les Oiseaux d'Hitchcock qui déboulent dans La Vie est belle de Capra. » (Joe Dante)

Gremlins (Joe Dante, 1984)

Dans les années 70, les productions Republic Pictures, ayant-droits de La Vie est belle, oublient de renouveler son copyright. Fin 1974, le film de Frank Capra tombe dans le domaine public, et par un étonnant effet domino, devient peu à peu un incontournable de la culture populaire de masse aux États-Unis. Désormais gratuit, il est diffusé en boucle sur les networks et les chaînes locales pendant les vacances de Noël, et la cassette vidéo atterrit immanquablement chaque année sous le sapin familial – on estime que dans les années 80, pas moins de cent éditeurs différents proposaient le film dans leurs catalogues VHS. Victime du même vide juridique avec sa Nuit des morts-vivants, George Romero a depuis théorisé que c'est entre autres cette gratuité, et donc une diffusion de masse à la télé et en VHS, qui avaient valu à ses zombies leur intronisation au panthéon de la culture pop américaine. La Vie est belle a bénéficié de ce même phénoménal coup d'accélérateur, prophétisé par McLuhan dans les années 60 : un film peut avoir été un relatif échec à sa sortie (1946), et devenir un classique trente ans plus tard, en bénéficiant du canal de diffusion le plus puissant de son époque – en l'occurrence la télévision. Le téléviseur allumé dans le salon la veille de Noël, les grands-parents qui collent les petits devant James Stewart et Donna Reed, une version colorisée du film en 1986 pour une démocratisation encore plus large... et voilà comment le film de Capra s'est fait sa place dans le patrimoine inconscient de l'Amérique, aux côtés du Magicien d'Oz.

C'est peut-être dans Gremlins de Joe Dante que cet inconscient s'exprime le plus... consciemment. Au-delà de l'homonymie géographique (Bedford Falls chez Capra, Kingston Falls chez Dante), c'est tout le décorum de Gremlins qui fait écho à La Vie est belle. Une tranquille bourgade de carte postale. La veille de Noël, les trottoirs enneigés. Une vieille sorcière grippe-sous, une banque prise d'assaut, et la crise qui pointe à nouveau son nez... La Vie est belle est partout dans Gremlins, au détour de chaque scène – au point qu'on croirait parfois les petites bestioles de Joe Dante balancées dans la version couleur du chef-d'œuvre de Frank Capra. Amoureux transi du cinéma d'après-guerre, Dante lui rend hommage depuis le début de sa carrière, via des dizaines de caméos et citations plus moins littérales. Dans Gremlins, on croise ainsi plusieurs fois des films sur des écrans de télé (ou de cinéma), reflets de ses passions cinéphiles : L'Invasion des profanateurs de sépultures (Don Siegel, 1956), Pour plaire à sa belle (Clark Gable et Barbara Stanwyck ; Clarence Brown, 1950), Blanche-Neige et les sept nains (Disney, 1937) et, comme de juste... La Vie est belle dans une des toutes premières scènes du film.

Gremlins (Joe Dante, 1984)

Cet extrait télévisé est le premier d'une longue série de clins d'œil dans la production hollywoodienne mainstream des années 80-90. C'est Chris Columbus, jeune scénariste de Gremlins, qui en fait un gag visuel récurrent dans ses Maman j'ai raté l'avion.... C'est Joe Dante, qui convoque à nouveau furtivement La Vie est belle dans Gremlins 2. C'est surtout tout un pan de la comédie américaine qui évoque le film à tour de bras : Bruce tout-puissant, Money Train, Allô maman, ici bébé, Spiral, Mister Majestic, National Lampoon's Vacation, Terrain d'entente, The Big Picture, La Musique de mon cœur, Le Sapin a les boules, ...

Bruce Tout puissant (Tom Shadyac, 2003)Maman, j'ai raté l'avion (Chris Columbus, 1990) The Big Picture (Christopher Guest, 1989)National Lampoon Home Alone 2Gremlins 2 (Joe Dante, 1990)

Ici, La Vie est belle est un doudou, le souvenir réconfortant d'une Amérique révolue. Celle des secondes chances et des happy ends. Dans la plupart de ces comédies, parfois dispensables, le film de Capra agit comme un baume, fatalement convoqué dans une scène de détresse, de moins-bien. L'extrait de La Vie est belle, toujours diffusé à la télé, sert de planche de salut : George Bailey, ironiquement devenu à son tour ange gardien, semble prier les personnages de tous ces films de reprendre leur vie en main, de se ressaisir. C'est la belle idée de ces multiples références : ressuscitée dans la petite lucarne, La Vie est belle voit son propos optimiste amplifié, propagé aux quatre coins des États-Unis. Le film est à son tour devenu une bonne étoile, qui veille à réparer malheurs et injustices.

En parallèle de ces citations évidentes s'opère dans le cinéma américain un mouvement plus secret, entre citations souterraines, allusions poétiques et clin d'œils fugaces. C'est le Punxutawney hivernal d'Un jour sans fin aux airs de Bedford Falls, et dont le héros, Phil Connors, est traversé des mêmes questions existentielles que George Bailey, jusqu'à un happy end aux résonances capraesques – la population du village qui étreint et remercie chaleureusement Connors. C'est Elf, autre conte de Noël dans lequel le héros pense un temps se jeter d'un pont enneigé. C'est Jumanji, ou mieux, Retour vers le futur 2, dont les paradoxes temporels dessinent des réalités parallèles – la prise de pouvoir du méchant de la saga, Biff Tannen, sur une Hill Valley dystopique évoquant, parfois au cadrage près, la Pottersville cauchemardesque de La Vie est belle. C'est, aussi, autre signe fort de sa popularisation, Tits a Wonderful Life, le remake X du classique de Capra.

Elf (Jon Favreau, 2003) Retour vers le futur 2 (Robert Zemeckis, 1989)

Et on gratte un peu, et la liste s'allonge encore. Dans un registre plus sombre, le héros éponyme de Donnie Darko découvre, grâce à un ange incarné en lapin géant, ce que le monde serait sans lui. Le violent parcours rédempteur de The Game (David Fincher, 1997) trace d'étonnants parallèles avec le conte de Noël de Capra, jusqu'à une conclusion qui singe littéralement La Vie est belle. Dans Menace II Society, le film de gangs des frères Hughes, le jeune héros est mis sur le gril par son grand-père qui s'inquiète de ses dérives suicidaires, pendant qu'un écran de télé déroule le happy end du film de Capra. Plus violent encore, on trouve des allusions à La Vie est belle dans Trauma (Dario Argento, 1993) ou dans L'Exorciste III (William Peter Blatty, 1990). La force évocatrice du conte sert ici de contre-pied, manière ironique voire grinçante de signifier que la vie n'est pas toujours aussi belle que dans un conte de Noël.

Menace II Society (Allen et Albert Hughes, 1993) L'Exorciste III (William Peter Blatty, 1990)

Mais, juste retour des choses, c'est surtout à la télévision que l'héritage pop du film de Capra s'est finalement le plus fait ressentir. On pense bien sûr à son remake TV, dispensable, dans lequel un Orson Welles en pilotage automatique reprend le rôle de l'infâme banquier, Mr Potter (1977). On pense aussi, et surtout, à tous les épisodes It's a Wonderful Life qui irriguent vingt ans de séries TV. En témoigne cette énumération non exhaustive d'épisodes aux titres évocateurs. On ne mentionne ici que quelques séries diffusées en France :

  • « It's a Wonderful Job » (série Clair de lune)
  • « It's a Wonderful Wife » (série Cheers)
  • « It's a Miserable Life » (série Freddy's Nightmares)
  • « It's a Wonderful Afterlife » (série Beetlejuice)
  • « It's a Blunderfull Life » (série Charles s'en charge)
  • « It's a Wonderful Leap » (série Code Quantum)
  • « It's a Bundyful Life » (série Mariés, deux enfants)
  • « It's a Wonderful Lie » (série Le prince de Bel-Air)
  • « It's a Wonderful Life... Without You » (série Code Lisa)
  • « It's a Wonderful Lie » (série Dr House)

Au-delà de ces simples allusions, c'est dans les scripts mêmes des séries américaines que s'est opéré le vrai mouvement de fond. Parker Lewis, Beavis & Butt-Head, Le Prince de Bel-Air, Doctor Who ou Buffy contre les Vampires... Tout un pan de la culture télé pop américaine s'est, à un moment ou à un autre, frotté aux dystopies capraesques. Formidable moteur scénaristique, la réalité parallèle dévoilée par Clarence dans La Vie est belle est depuis le début des années 80 un gimmick que même les plus célèbres des shows US ont employé. Dans Friends, le bien nommé double épisode The One That Could Have Been / Celui qui aurait pu se passer joue des mêmes ressorts que le conte de Frank Capra, imaginant des destins contraires à Chandler, Monica & Co. Dans l'ultime épisode de Dallas, en 1991, un ange descend sur terre pour dévoiler à un J. R. au bord du suicide ce qu'aurait été la vie sans lui – l'occasion d'un immense n'importe quoi surréaliste et jouissif : Sue Ellen devient actrice, Cliff Barnes président des États-Unis, ce genre de choses...

Freddy's Nightmares (1988) Beetlejuice (Série TV, 1989-1991)Beavis and Butt-Head (Série TV, 1993-2011) Dallas (Série TV, 1978-1991)

Dans Les Simpsons, phénoménale entreprise de recyclage de la pop culture contemporaine, les allusions au film de Capra traduisent l'apport fondamental du film à l'inconscient collectif nord-américain : Homer qui menace de se jeter d'un pont le soir de Noël (Eternal Moonshine of the Simpson Mind), Moe qui saisit ce que serait le monde sans lui (Grift of the Magi), Homer visité par un ange qui lui dévoile une réalité parallèle, là aussi sans lui (The Last Temptation of Homer), Bart et Lisa qui découvrent une bobine de film de La Vie est belle avec une fin alternative ultra-violente (Natural Born Kissers), un banquier ressemblant étrangement à James Stewart (The PTA Disbands) ou encore It's a Wonderful Knife, épisode du sanguinolent Itchy & Scratchy Show...

Les Simpsons (Série TV, en cours)Les Simpsons (Série TV, en cours)Les Simpsons (Série TV, en cours)

En 1993, changement de cap. Republic réussit à reconquérir les droits de La Vie est belle après un bras de fer de plusieurs années. Le film disparaît rapidement de la plupart des catalogues VHS, de même qu'il ne profitera pas de l'essor à venir du format DVD. Il s'efface peu à peu, aussi, des écrans télé, et n'est plus depuis lors diffusé qu'épisodiquement sur les chaînes du câble. Dans un mouvement logique et parallèle, cette lente disparition s'accompagne d'une éclipse progressive du film dans la culture américaine. La Vie est belle n'est quasiment plus jamais cité sur le grand écran depuis la fin des années 90, et les allusions au film dans les grandes séries de l'âge d'or télévisé se font tout aussi rares. Pas de Capra chez les Fisher (Six Feet Under), chez Don Draper (Mad Men) ou chez Sawyer (Lost)... Lentement mais sûrement écarté de sa traditionnelle fenêtre de tir – la télévision en famille le soir de Noël –, George Bailey s'évanouit peu à peu, depuis 15 ans, de l'inconscient collectif.

La vie a été belle, mais la mort l'est tout autant, célébrée dans les ors d'une des plus belles séries du siècle : dans la saison 3 des Sopranos, James Gandolfini / Tony Soprano passe la veille de Noël au lit, devant sa télé. Il zappe de chaîne en chaîne, et tombe sur une traditionnelle diffusion hivernale de La Vie est belle. Plan sur le téléviseur, dans lequel James Stewart traverse Bedford Falls tout à son ivresse. Contrechamp sur Tony Soprano, télécommande à la main : « Oh non, mon Dieu, pas encore... ». Zap. Écran noir. Fin d'une histoire d'amour entre un film et un peuple. La vie aura été belle 25 ans, le temps d'une petite étourderie juridique.

Les Sopranos (Série TV, 1999-2007)


Xavier Jamet est responsable web à la Cinémathèque française depuis 2007. Il est co-fondateur du site DVDClassik et collabore au magazine Soap.