Revue de presse d'« Intimité » (Patrice Chéreau, 2001)

David Duez - 15 novembre 2016

Metteur en scène reconnu, co-directeur du TNP de Villeurbanne puis du Théâtre des Amandiers de Nanterre, mais discret derrière la caméra (sept films en 36 ans), Patrice Chéreau réalise pour le grand écran Intimité, sorti le 28 mars 2001. Tourné à Londres et en anglais, Intimité traite, en le dépassant, du traditionnel triangle amoureux – le mari, la femme et l’amant : tous les mercredis, un couple fait l’amour sans se connaître, sans se parler ; piqué de curiosité et de sentiments, l’homme décide alors de tout connaitre de sa maîtresse et de sa vie.

Récompensé à plusieurs reprises, notamment par un triplé à Berlin (Ours d’or, Prix d’interprétation féminine et Meilleur film européen), Intimité reçoit un accueil enthousiaste de la presse nationale, tant généraliste que spécialisée. « Film âpre, dont on sort troublé et qui ne se laisse pas oublier » (Les Échos), « œuvre d’art » (Le Figaro), « incontestable réussite » (Le Figaroscope), « magnifique et inspiré » (Studio Magazine), le nouveau film de Patrice Chéreau apparait « plus subtil et plus digne » que ses précédents (Le Monde). Après L’Homme blessé (1982), La Reine Margot (1993) et Ceux qui m’aiment prendront le train (1997), le dramaturge et réalisateur semble obtenir, à 56 ans, une « reconnaissance » (France Soir).

Intimité (Patrice Chéreau)

Le pari de l’interprétation

Patrice Chéreau remporte le pari de l’interprétation. Dans la presse, deux adjectifs reviennent à plusieurs reprises pour qualifier la distribution : exceptionnelle et extraordinaire. Pour Nadine Guérin, de la revue Jeune Cinéma, la consécration berlinoise de l’actrice néo-Zélandaise Kerry Fox (Claire), ne doit pas faire oublier « la force blessée de son partenaire Mark Rylance (Jay) – un acteur shakespearien –, d’une figure pleine d’humanité familière de Mike Leigh, Timothy Spall (Andy, le mari de Claire) et de l’inattendue Marianne Faithfull (Betty, l’amie de Claire) ». D’un même entrain, Gérard Lefort du journal Libération célèbre une affiche sensationnelle, « tout simplement parce que les acteurs ne sont pas dans la peau des personnages mais dans leur chair. C’est assez dire que Chéreau les a bien dirigés, leur laissant leur part nécessaire de travail, un morceau entier de vie, qui n’a rien à voir avec l’improvisation ». Le couple légitime d’Intimité intéresse, plus particulièrement, la rédaction du Nouvel Observateur. Tout en saluant des « comédiens qui ont choisi, accepté, décidé d’aller jusqu’au bout de la logique imposée par le scénario », Pascal Mérigeau encense Timothy Spall ; « immense acteur » qui fait basculer le film le temps d’une « grande scène de billard ». Autre plume de l’hebdomadaire, Marie-Elisabeth Rouchy s’attarde, quant à elle, sur les charmes naturels de Kerry Fox. Sous le titre, « Identification d’une femme », la journaliste estime que cette actrice de 34 ans, au physique banal, découverte dix ans plus tôt par Jane Campion avec Un ange à ma table, « passerait totalement inaperçue sans ce regard brûlant et retenu à la fois, et ces trente-cinq minutes durant lesquelles elle joue nue, au corps-à-corps avec son partenaire, sans autre explication que le frottement de la chair contre une autre ». Le Canard enchaîné apporte une note discordante à ce concert d’éloges. Si cette « suite [qui] abonde en scènes plausibles et en questions vraisemblables » satisfait Jean-Paul Grousset, celui-ci ne peut expliquer la morosité de ces personnages : « Souriez, vous êtes filmés ! », ironise le chroniqueur.

La sexualité à l’écran

Moins d’un an après le scandale suscité par le film Baise-moi – successivement interdit au moins de 16 ans, interdit de visa d’exploitation et classé X – en raison de ses scènes violentes et pornographiques, France Soir affiche son inquiétude (« Chéreau classé X ? ») quant au devenir artistique et commercial d’Intimité. Un titre équivoque, une fellation filmée frontalement à l’origine d’un scandale à Berlin, des scènes d’amour répétées, la Une de Positif – Claire et Jay, enlacés nus sur un lit – particulièrement aguicheuse, tous ces éléments ne parviennent pas à choquer critiques et législateurs. Ici, remarque Eric Libiot de L’Express, « les corps cherchent comme une libération dans un acte sexuel silencieux et intense, rythment les premiers instants d’Intimité. La caméra est parfois frénétique, le souffle court, l’image sèche, pas de temps morts ni de présentations, on entre brutalement dans l’intimité d’un couple. Mais, contrairement aux apparences [le film] n’évoque pas une relation où le sexe serait l’unique sujet ». Astucieux, Patrice Chéreau détourne la matière originelle de son film – le sexe – vers d’autres horizons. « On est étonnés de ne pas se sentir voyeurs, ni choqués, ni lassés non plus », constate Danièle Heymann qui poursuit dans les colonnes de Marianne : « Le sexe, l’orgasme plus ou moins bien feint sont désormais au cinéma codifiés, banalisés, drame ou comédie, ça finit toujours comme ça, ici c’est le contraire, c’est le début, c’est le mystère passionnant d’un couple inédit, ils ne se parlent pas, ne se connaissent pas, commencent où les autres finissent, seuls, comme des naufragés volontaires sur l’île déserte de la jouissance ».

Intelligemment filmée, cette chorégraphie sensuelle ne réduit pas Intimité au seul film de sexe. « Des scènes de sexe, comme on dit, on en a vu cinéma, et pas qu’un peu, insiste Jean-Michel Frodon. Mais cela, l’instant et la force, et l’orientation de cet élan, ce qui porte le geste de la main, le frémissement de la peau, le changement d’intensité du regard, on ne l’avait pas vu. Et rarement, la tristesse qui naît des gestes les plus habituels et les plus privés du monde. Et moins encore ce paradoxe : l’abstraction de cet acte physique par excellence. On sait très bien ce qu’on voit : pas l’amour, pas le coït, le désir », applaudit le journaliste du Monde.

Un film qui interroge

« Qui est Jay ? », « Qui est Claire ? », « Qui est Andy ? », « Que fait-elle avec lui ? » (Le Nouvel observateur), « Comment raconter, en 2001, une histoire d’amour au cinéma ? », « Comment s’y prend-on ? » (Télérama), « Peut-on longtemps aimer sans aimer ? » (La Croix). Chaque plan, chaque scène, chaque personnage d’Intimité questionnent les critiques.

Initialement charnelle, « l’intimité, c’est aussi l’univers mental de Jay qui contamine la surface événementielle du film », écrit Olivier de Bruyn avant de poursuivre dans Positif, « Intimité ne se satisfait pas du séisme né de la rencontre de deux corps, il plonge dans le mystère forcément scandaleux du désir. On n’oubliera pas de sitôt ce chamboulement intime ». Ce film, précise Christophe d’Yvoire de Studio Magazine, « c’est d’abord l’histoire de ces deux corps. Celui de cet homme, celui de cette femme. L’histoire d’une relation sexuelle. Et de ses implications ». Ainsi, le réalisateur s’approche « au plus près de ce qui le fascine et l’obsède : le désordre intérieur. Il pousse ses personnages jusqu’au bout, de la même manière qu’il exprime ses propres interrogations ». De ce voyage intime, Patrice Chéreau esquisse « une nouvelle curiosité, une nouvelle envie de vivre », constate Annie Coppermann dans Les Échos en se demandant si, « né de la passion charnelle, un tel amour est possible. Comment, pourquoi préfère-ton renoncer ? Le film ne le dit pas. Il s’interroge, nous interroge ». Pour Charlie-hebdo, « le film de Chéreau est tissé d’interrogations et d’effroi ». Chéreau « taille dans le vif, fouille là où ça fait mal, comme toujours. Nous prend à témoin et nous associe à sa démarche interrogative et fiévreuse. On y croit, on s’y croit. On part des corps et on arrive à des zones inconnues », jubile Michel Boujut. Même chose dans La Croix : « Patrice Chéreau interroge le couple et la nécessité du sentiment, avec une inquiétude qui touche au tragique » ; et Philippe Royer d’indiquer à ses lecteurs « on comprend rapidement l’intention, ce qui distingue l’art de Chéreau… d’un vulgaire racolage : ici la réalisation interroge ». « Chéreau et les mystères du couple », titre Le Figaroscope. « À travers cette passion physique, écrit Françoise Maupin, Chéreau parle du désir et du mystère du couple » et « réussit fort bien à marier cette tendance bien française à l’introspection avec cet indiscutable talent des cinéastes anglais d’appréhender la réalité sociale ». Selon Hanif Kureishi, auteur de l’œuvre originale : « la politique est aujourd’hui à l’intérieur du corps. La politique des relations personnelles, du désir, du mariage, de la sexualité, a remplacé la politique proprement dite, qui est devenue incontrôlable ». Fidèle à cet idéal, Patrice Chéreau signe avec Intimité une œuvre charnelle et cérébrale, une œuvre militante, « un film politique… un rêve ancien où la révolution sexuelle aurait ouvert la porte à d’autres libertés », précise Libération.

Identification d’un film

Avec Intimité, Patrice Chéreau renoue avec les problématiques soulevées par son troisième film : L’Homme blessé (1982), une œuvre violente et froide sur une passion amoureuse envahissante. « Variation de plus sur l’inusable boy meets girl, annonce Olivier de Bruyn dans Positif, sa réussite formelle, son charivari maîtrisé reposent en grande partie sur l’architecture subtile de son script. Peu à peu, l’éprouvante logique du corps à corps entre les deux amants est bouleversée par la circulation de sentiments indicibles. Ils semblent savoir tous deux confusément qu’une intimité autre que sexuelle les mène droit à la déroute ». « Pour Chéreau, la femme y trouve son compte, ce que l’homme, réduit à n’être qu’objet du désir, ne peut supporter, observe François-Guillaume Lorrain du Point, avant de souligner : « Intimité enregistre ce décalage, ce heurt permanent, entre un homme qui réclame quand la femme se contente et savoure. Une fois encore avec Chéreau, c’est l’homme, trop fier, qui apparaît le plus fragile : comme si le cinéaste, décidément, n’en avait pas fini avec les hommes blessés ». « L’impératif qui les porte, cet homme, cette femme, vers un sexe sans parole », la vision de ces « deux anonymes qui voudraient le rester et qui ne pourront pas », bouleverse littéralement Jean-Jacques Bernard de Première. « Une femme, Anne-Louise Trividic, a coécrit ce film, qui ose dire combien cet impératif est aussi féminin. Ça fait un bien fou d’entendre crier cette vérité-là », précise le journaliste. Pour la critique, cette passion débridée à l’issue tragique flirte du côté de Bernardo Bertolucci. Si la transposition londonienne du couple mythique Marlon Brando/Maria Schneider est sous toutes les plumes, Patrice Chéreau donne à voir un négatif, une version féminine – féministe ? – du Dernier Tango à Paris. De l’autre côté de la Manche, Sight and Sound titre sans détour : « Last Tango in Lewisham ». Selon la revue londonienne, qui affiche en Une un portrait de l’actrice néo-zélandaise, « Kerry Fox, virtuose, porte le film comme Brando portait Le Dernier tango à Paris ». Cependant, à lire Aden, le supplément culturel du journal Le Monde, « le film quitte assez vite la fausse piste Bertolucci du Dernier tango à Paris pour se concentrer sur l’Identification d’une femme à la Antonioni ». Dès l’instant où Jay fait la connaissance du mari de Claire, « quelque chose se brise. Comme si l’irruption soudaine de la sphère privée rendait impossible l’intimité. Patrice Chéreau, servi par le scénario et les très beaux dialogues d’Anne-Louise Trividic, cerne au plus près cette relation soudain devenue impossible ».

Excès de style ?

Devant la caméra, Patrice Chéreau dirige des visages inconnus de son univers ; derrière, le cinéaste s’entoure de techniciens familiers : Éric Gautier à la photographie, François Gédigier au montage, Guillaume Sciama et Jean-Pierre Laforce pour le son, Caroline de Vivaise aux costumes. Avec Intimité, Patrice Chéreau s’autorise un « excès de style », constate Louis Guichard de Télérama : « La musique, ou plutôt les chansons envahissent la bande-son, couvrent les mots. La sophistication de la lumière et des mouvements de caméra, comme les prouesses du montage sous influence Wong Kar-wai, sautent aux yeux ». Plus réservé que son confrère, Frédéric Bonnaud, des Inrockuptibles, regrette le snobisme d’un metteur en scène converti, pour l’occasion, à l’« académisme d’auteur : la noirceur facile, digne d’un certain cinéma français d’après-guerre (Duvivier pas mort !), se joue au son des Clash et des Tindersticks, s’écrit en Hanif Kureishi et pose en Francis Bacon. Trop de culture tue le cinéma », déplore-t-il. Dans La Tribune, Noël Tinazzi accueille avec satisfaction ce « bain visuel doublé d’une bande-son soumise aux pulsations de la musique rock servie, entre autres, par David Bowie et une dizaine de groupes qui se relayent de façon quasi ininterrompue ». « Intimité, continue le journaliste, est un film très élaboré avec une savante alternance de séquences caméra à l’épaule et de scènes plus sophistiquées. On reste confondu devant tant de naturel obtenu à force d’art, devant tant de maîtrise à faire converger les inconciliables de la vie publique et de la vie privée ». Pour les lecteurs du Figaro, Claude Baignères applaudit « la composition esthétique des images dont le moindre détail contribue à exaspérer l’impression de fuite éperdue vers le désert et la mort ». Dans Les Cahiers du Cinéma, Stéphane Bouquet détaille les principaux éléments de réalisation : « hachures du récit, rythme pop de la bande-son, zébrures du montage, énergie du et dans le plan » occasionnée par d’« incessants mouvements de caméra portée ». Chéreau ponctue son film d’électrochocs électriques et visuels pour prolonger l’existence de ses personnages ; la « décharge redonne la vie » et « la caméra fonctionne comme perfusion ».


David Duez est chargé de production documentaire à la Cinémathèque française.