Gus Van Sant, le chant des pistes

Cyril Béghin - 9 juin 2016

Cette conférence sur Gus Van Sant (la dernière d'un cycle de trois) n'ayant pu avoir lieu, nous avons choisi de la « faire entendre » sous sa forme écrite et avec les extraits initialement prévus. Merci à Cyril Béghin d'avoir bien voulu reprendre son texte en ce sens tout en lui conservant le ton de l'oral. — Bernard Benoliel

Paranoid Park

Il s'agit de s'attarder sur quelques aspects du travail sonore dans la « tétralogie » de Gus Van Sant. Gerry, Elephant, Last Days et Paranoid Park ne partagent pas vraiment un sujet, plutôt un rapport, différentes manières de nouer la jeunesse et la mort : des personnages jeunes y meurent, y assistent à la mort, ou la donnent.

La tétralogie est aussi constituée par ses cohérences de mise en scène, on y retrouve des plans longs en mouvement, des effets de répétition et de boucle qui transforment ces rapports entre la jeunesse et la mort en entrelacements de dérives spatiales et de suspension temporelle. Tout a déjà eu lieu, la question n'est plus celle des actes ; ce ne sont pas le passage à l'acte ou le deuil qui sont en jeu dans Gerry ou Paranoid Park, ni seulement l'hommage à des morts réels dans Last Days (pour Kurt Cobain) ou Elephant (pour les adolescents assassinés du lycée de Columbine). Les quatre films dégagent de l'évènement de la mort des sentiments d'inquiétude, de mélancolie, parfois de joie paradoxale, lente ou alanguie, comme dans Last Days. Et ces sentiments naissent d'une désorganisation et réorganisation de la mémoire, d'un montage des traces, des parcours, des visages en gros plans et des corps qui déambulent.

Dans la mise en scène des quatre films, la bande sonore a une importance singulière. On y trouve, en vrac, des bruits incongrus, des voix qui viennent de nulle part, des dialogues minimaux comme dans Gerry ou essentiellement marmonnés comme dans Last Days, des silences presque absolus, des morceaux de musique très longs et parfois anachroniques, quand ils ne sont pas hyper-contemporains. Ces caractéristiques spectaculaires ont soulevé de nombreux commentaires et analyses, dans des livres universitaires ou sur des sites Internet ; le travail sonore d'Elephant, surtout, a été très remarqué. Pourtant Gus Van Sant n'a pas commencé à s'intéresser au son à partir de la tétralogie. Dès Mala Noche, en 1985, il y a des moments sonores frappants. Dans la scène d'amour au début du film, des bruits de train oscillent indécidablement entre l'objectif, le subjectif et le off, entre l'espace réel autour du personnage, son espace mental supposé et l'expression de son état ou de sa mémoire. Ce sont des procédés, et plus largement une « idée du son », que l'on retrouve complexifiés presque vingt ans plus tard dans Elephant.

Dès Mala Noche aussi il y a un usage particulier de la musique, et c'est d'ailleurs la musique qui va surtout retenir l'attention dans la première partie de la filmographie. Van Sant est un cinéaste musicien. Il compose, chante, joue de la guitare, mixe, collabore avec d'autres musiciens et, grâce à cela, signe pas moins de quatre disques entre 1985 et 1998, glissés sous l'étiquette fourre-tout de rock indépendant (le mini-album The Elvis of Letters en 1985 et le single Lost World en 1992 ; les albums Gus Van Sant en 1997 et 18 Songs About Golf, en 1998, qui regroupe des titres composés dans les années 1980). Certains de ses films ou de ses photographies sont liés à la culture et à l'imaginaire du rock indépendant, comme on a pu encore le voir dans les photos exposées à la Cinémathèque. Il a aussi réalisé des clips, pour David Bowie, les Red Hot Chili Peppers, Chris Isaak. Au-delà de ces faits d'arme, Van Sant est un cinéaste qui a « de l'oreille » – ce n'est pas si courant –, un goût et une sensibilité pour les couleurs sonores, une délicatesse dans l'usage des timbres comparable par exemple à celle de Max Ophuls ou de David Lynch, pour prendre des personnalités radicalement différentes. Cette sensibilité apparaît pour la première fois avec l'usage très doux de la guitare dans Mala Noche, mais elle s'impose dans la finesse des mixages d'À la recherche de Forrester, avec les rencontres feutrées entre des morceaux de Miles Davis, la guitare de Bill Frisell et la voix rocailleuse du rappeur Busta Rymes, qui joue l'un des personnages du film.

Un spécialiste de l'analyse musicale aurait beaucoup à dire à cet endroit, mais ce n'est pas l'objet de ce texte. L'intelligence musicale des films de Gus Van Sant est une part de l'intelligence sonore que certains d'entre eux explorent. La sensibilité aux timbres est indispensable à la clarté des mélanges de bruits, de voix et de musique, et beaucoup de choix sonores, parfois les plus bizarres, sont certainement motivés par des désirs de superpositions, sans recherche d'accords ou d'harmonie, comme par exemple au début de Forrester, lorsqu'un mélange de guitare et de trombone off s'introduit sous le flow in d'un jeune rappeur ; ou bien au début de Paranoid Park, lorsqu'une voix féminine parlant en français s'introduit dans des nappes électros – on y revient plus loin.

Mais l'effort, ici, est de ne pas réduire le travail sonore de Van Sant à son génie musical. Il y a pour cela un film important, Psycho. Van Sant ne s'est pas contenté de refaire plan à plan le film de Hitchcock, il a aussi demandé au compositeur Danny Elfman (avec qui il a souvent travaillé, de Prête à tout à Promised Land), de diriger et réenregistrer la musique créée par Bernard Herrmann pour le film d'origine. Il y avait à cela un prétexte technique : en 1997, il n'en existait pas de bonne « phonographie », une version de qualité suffisante pour les standards contemporains de diffusion sonore. Le dernier enregistrement, conduit par Herrmann lui-même, datait de 1975. Mais la véritable raison est que dans la logique de la mise en scène, le plus d'élément possible devait être remis en œuvre suivant le modèle du film de Hitchcock, qui devenait ainsi une forme de partition audiovisuelle. Le Psycho de Van Sant est moins un remake ou une œuvre de copiste, au sens pictural, que d'orchestrateur ou d'arrangeur, comme on dit en musique. De cette manière, le travail de Danny Elfman apparaît comme le modèle du travail plus général de Van Sant pour ce film. Ce qui signifie que l'on profite pleinement de Psycho quand on le regarde comme on l'écoute, avec la conscience d'une partition audiovisuelle à interpréter (suivant d'éventuelles libertés de tempo ou d'instrumentation) plus qu'avec celle d'une bande image et d'une bande son à imiter. La bande sonore invite à un type de réception qui excède le son, qui concerne aussi l'image, le film en général : Psycho se regarde comme il s'écoute, plus que l'inverse. La bande sonore ne détient pas seulement des clés émotionnelles et interprétatives, elle propose une posture ou un régime d'écoute qui influe sur la réception du film. Ses éléments ne sont pas seulement à déchiffrer, ils appellent une appréhension esthétique particulière. C'est cette intelligence sonore que les films de la tétralogie mettent en avant et développent de manière exceptionnelle.

Il y a dans les quatre films ce que l'on pourrait nommer un « mode d'existence des sons », des rapports singuliers et cohérents entre les sons et le temps, l'espace, l'intensité, l'apparition, la disparition et la répétition, qui révèlent quelque chose des mondes où les personnages évoluent. La mélancolie qui traverse les quatre films, la manière à la fois douce et terrible dont la jeunesse y possède déjà la mémoire de la mort, est inscrite aussi dans la manière dont les sons apparaissent et sont organisés, pas seulement suivant leurs fonctions dramatiques et leurs effets émotionnels, mais suivant leur mode d'existence. Cela passe par les dispositifs techniques du « design sonore », à travers la collaboration de Van Sant avec l'ingénieur du son Leslie Schatz. Et cela passe par des objets ou des matières sonores et musicales qui convoquent avec elles des ensembles de références culturelles, notamment à la musique concrète, au sampling ou au « soundscape ». Par ces techniques et ces références, les films de la tétralogie manifestent leur volonté de hisser le travail sonore du cinéma à hauteur de la musique contemporaine ou des expérimentations d'artistes avec le son. Mais tout en prenant en compte de ces aspects, on propose d'aller au-delà d'une lecture technique ou référentielle, pour essayer d'approcher plus fondamentalement le mode d'existence des sons. C'est une sorte d'« ontologie poétique » du son dans les films de la tétralogie, que l'on aimerait esquisser ou effleurer ainsi en commentant une série d'extraits.

La verticale sonore

On va aborder la tétralogie film par film, mais à rebours, de Paranoid Park (2007) à Gerry (2002) et avec, au milieu, un bonus.

La séquence de Paranoid Park est la plus riche, un florilège de ce que Van Sant a osé avec les bandes sonores, et elle permet de dégager quelques principes. C'est le début du film, on a vu jusqu'ici un long plan sur un pont de Portland, en générique, et le jeune personnage principal, Alex, chez lui avec son beau-père puis en train de regarder des skateurs au « parc paranoïaque ». Sur l'image du pont, du vent était mêlé à un morceau de Nino Rota (extrait de la bande originale de Juliette des esprits), et il y avait une autre musique sur les skateurs, qui revient dans cet extrait. On retrouve Alex dehors, près d'une plage.

Extrait de Paranoid Park (Gus Van Sant, 2007)

Le son est travaillé à plusieurs échelles, avec des évènements longs et des évènements courts, parfois répétés, parfois modulés. Avant de remarquer l'étrangeté de certains sons ou de certaines relations entre les espaces visuels et les espaces sonores, c'est cette différence des temps qui est importante. Elle génère l'impression que chaque détail compte, qu'il y a peu de sons négligeables. On remarque autant le fond continu produit par le roulement des skates, comparable au bruit de la mer, que les étranges et brefs cris d'oiseau, juste avant ; les longues nappes musicales électroniques entendues sur les images de skate, débordant sur Alex près de la plage, que la voix féminine intervenant ponctuellement sur ces nappes. Il y a la durée raccourcie de la chanson de Billy Swan, I Can Help, mais aussi des bruits brusques et sans suite comme les entrechoquements métalliques pendant le skate ou le claquement trop fort d'un casier, quand Alex marche dans le couloir du lycée avec la chanson de Billy Swan.

La première sensation que l'on en retire pourrait être métaphorisée à travers le skate lui-même : la bande sonore est faite de temps longs de glisse et de pointes de figures ou de « tricks ». Des pointes plus ou moins saisissantes et qui, dans certains cas, n'ont pas de sources visibles. Comme un parcours de skate, la bande sonore se module par montées et descentes successives, qui forment parfois des boucles, parfois des sauts.

Deuxième évidence : ces boucles et ces sauts, ces montées et descentes ne concernent pas que les durées mais aussi la focalisation sonore. Il y a des sons directement motivés par l'image ; d'autres qui répondent à des conventions de hors-champ ou de off, comme la voix d'Alex lisant son journal, ou la chanson de Billy Swan, qui ressemble à une simple musique de film – si l'on fait abstraction de son anachronisme intrigant, puisque le titre date de 1974.

D'autres sons paraissent plus flottants, comme la musique et la voix sur le skate.

Tout cela s'entremêle. L'impression à première écoute est celle d'une oscillation constante entre l'objectif et le subjectif : la musique du skate ou celle de Billy Swan, par exemple, pourraient être des expressions mentales d'Alex, au même titre que sa voix off.

Simultanément, les deux musiques peuvent aussi apparaître comme des choix sans ancrage subjectif dans le récit, plutôt des signatures de Van Sant transformant ces moments en miniatures, du côté de la contemplation, du poème audiovisuel ou du portrait. C'est particulièrement marqué dans la mise en scène du skate : la musique électroacoustique, douce, inhabituelle, contredit l'association attendue entre ce sport et des formes de rock ou d'électro plus brutales, comme on en trouve chez Larry Clark par exemple. La musique contient des percussions, des sifflements et frottements métalliques que l'on pourrait assimiler à un ralentissement extrême des crissements des skates, comme une imagination musicale du grain sonore plus radicale et libre que le grain visuel qui affleure dans le ralenti de l'image.

La musique de cette scène est un extrait de Song One, un morceau d'un musicien expérimental de Portland, Ethan Rose, emprunté à un album intitulé Ceiling Songs et sorti en 2006, au moment de la réalisation de Paranoid Park. Mais la voix féminine qui parle en français durant cette musique ne fait pas partie du morceau original. Gus Van Sant et Leslie Schatz ont monté dans la musique d'Ethan Rose des extraits d'un morceau de musique concrète, La Chambre blanche, créé en 1985 par le compositeur québécois Robert Normandeau. Dans La Chambre blanche, Normandeau utilise des enregistrements de lectures de textes de Marie Uguay, une poétesse québécoise morte en 1981 à vingt-six ans – presque au même âge que Kurt Cobain. Le poème lu dans La Chambre blanche, que l'on retrouve par ricochet dans Paranoid Park, vient d'un recueil intitulé L'Outre-Vie.

On est vite rattrapé par la tentation du déchiffrement des références. « La chambre blanche » serait un beau nom possible pour le parc de skate ; « l'outre-vie », un nom possible pour ce qui obsède Alex mais qu'il ne saurait formuler aussi radicalement, même s'il s'en approche plus tard lorsqu'il dit à une amie qu'« il y a quelque chose hors de la vie normale », « à d'autres niveaux ». Mais ces déchiffrements font partie des montées et descentes. Le choix musical d'Ethan Rose est déjà étrange, et l'introduction de la voix de La Chambre blanche appelle un régime d'écoute particulier : il incite à écouter autrement, en essayant de comprendre ce qui se dit plutôt que seulement se laisser porter par la vague des modulations abstraites. Ce moment sonore est en accord avec une sensation d'alanguissement et de suspension que l'on imagine être celle du personnage de fiction, au présent, tout en y glissant les paroles d'une véritable poétesse disparue, dans une langue étrangère et en quelque sorte au passé. C'est un mélange doux et indistinct de sensation et de citation.

La voix qui lit le poème de Marie Uguay rentre par ailleurs dans une série complexe et ludique. Dans ce court extrait, on trouve à peu près tous les cas d'interventions vocales possibles dans un film, toutes les nuances de in, de off et de hors-champ qui s'enchaînent et se poussent les unes les autres en ribambelle jusqu'au long moment plus ordinaire de la confrontation entre Alex et le policier. Le travelling en va-et-vient latéral découvrant la salle de classe, par exemple, fonctionne comme un rideau. On entend d'abord la voix du professeur hors champ, derrière l'écran où il projette une sorte de schéma de gravitation, puis elle devient in lorsque le mouvement de caméra montre la classe ; mais à ce moment une autre voix hors champ, venant d'un haut-parleur, appelle Alex, et un mouvement de caméra inverse du premier ramène la voix du professeur hors champ. Puis on enchaîne avec le off de la chanson de Billy Swan...

In, off, hors champ, tout va très vite et, de manière discrète, aucun ancrage n'est stable. Il y a toujours un « appel sonore » qui surgit d'ailleurs, d'un autre espace, et qui fait se télescoper ou se superposer les types de sources.

Même chose avec les bruits : il y a les entrechoquements métalliques extraits eux aussi de La Chambre blanche, que l'on entend durant le skate et ne correspondant à rien de visible ; le crissement du skate de Jared, l'ami d'Alex, lorsqu'il remonte s'asseoir ; le bruit étouffé d'une sorte de choc électrique au moment du raccord entre la plage et la classe, comme le craquement sourd d'un ampli qu'on débranche ; et le claquement de l'armoire métallique derrière Alex, justifié mais exagérément fort au milieu de la musique. Certains de ces bruits répondent à ce que Michel Chion appelle des « points de synchronisation », des moments précis, marqués, de rencontre entre le son et un évènement de l'image. Mais il y a aussi par contraste de nombreux « points de synchronisation flottants ». On va voir que ce contraste est fondamental. Chion écrit, de manière générale, que « le point de synchronisation, c'est l'endroit où l'arche audiovisuelle rencontre le sol et s'élève à nouveau » (1). Mais ici, c'est toute la bande sonore qui ressemble à un terrain accidenté, plein de creux et de bosses, où l'on peut tomber dans des trous d'espace et de temps inconnus, s'éloigner du synchronisme comme de la psychologie puis remonter, souvent sans bien s'en rendre compte. Le premier mode d'existence des sons, dans la tétralogie, est produit par cette liberté « verticale ». Reste à comprendre quels sont le fond et le ciel de cette verticale : qu'est-ce qui la limite, où est-ce qu'elle nous emmène ?

Paysage et enregistrement

Voici maintenant un plan séquence situé au milieu de Last Days, l'un des deux moments où le personnage principal, Blake, « fait » de la musique. Blake est une rock star qui s'est isolée dans une maison en pleine forêt avec quelques membres de son groupe. Il erre seul dehors et dans la maison comme un somnambule, un drogué ultime ou une sorte de mort-vivant. Il grommelle, tombe, essaye de se faire à manger ; dans tout ce qu'il fait, il semble au bout d'un épuisement total – et finalement, il en meurt. Il s'éteint, et le film fait littéralement entendre son extinction dans sa manière de marmonner. Blake meurt et sa mort n'est pas un silence mais « la perte de la voix, disséminée parmi les bruits de l'univers » (2). Et deux fois, aussi, il joue de la musique.

Extrait de Last Days (Gus Van Sant, 2005)

Sur une durée comparable à l'extrait de Paranoid Park, celui-ci est en apparence plus simple. Le temps continu du plan correspond à celui d'une improvisation musicale réelle que l'acteur Michael Pitt, qui est aussi musicien, a exécuté seul durant la prise, en mettant en boucle les instruments qu'il jouait successivement. D'un côté, il y a un lent mouvement horizontal de la caméra, qui recule et fait rapetisser le personnage dans le cadre en même temps qu'elle découvre la façade de la maison et la forêt alentour, les arbres agités par le vent. De l'autre, il y a une lente construction verticale du son, qui se construit en superposant des boucles, des enregistrements de fragments de temps répétés, potentiellement à l'infini, par incrémentations de la mémoire. La singularité du rapport entre le son et l'image est que l'intensité du son ne diminue pas au fur et à mesure que la caméra recule : le point d'écoute ne change pas alors que le point de vue change. Autrement dit, la verticale est indépendante de l'horizontale.

En termes de mixage et de design sonore, c'est une sorte de pied-de-nez à la précision du réalisme spatial qui a envahi les films depuis l'arrivée du son numérique, au début des années 1990 : on ne compte plus les films qui se plaisent à accompagner leurs plans séquences en Steadicam de variations savantes et naturalistes des intensités et des atmosphères sonores. Ici, il se passe autre chose : le son reste obstinément à la même intensité. En conséquence, plus le plan avance dans sa durée en reculant dans l'espace, plus il décolle le son de l'image, plus il fait « décoller » le son. La musique est de moins en moins rapportable aux actions de Blake, que l'on distingue mal au fond du cadre ; mais elle est de plus en plus en rapport avec l'espace qui l'entoure, le paysage ou « l'englobant » où il se tient. C'est comme un lent fondu enchaîné qui déchaîne le son et le met à hauteur de l'englobant.

Dans un moment discret de comique sonore au début de Last Days, Blake titubant dans la forêt se rapproche d'une cascade et pisse dans l'eau. On entend le grondement très fort de la chute d'eau et par-dessus, à peine perceptible, le filet un peu plus aigu de son propre jet. Last Days est l'un des films les plus ouvertement romantiques de Van Sant, et c'est le lien avec la nature que Blake tisse dès le début du film qui incite à voir dans la confrontation entre l'horizontal de l'image et la verticale du son, un décollage, une expansion de la musique aux dimensions de l'englobant. Mais c'est un peu comme le jet de pisse devant la cascade : un romantisme nonchalant ou modeste. La séquence ne construit pas une musique qui se confronterait à la nature, qui aurait une volonté sublime, qui exprimerait une fascination ou une angoisse du personnage face à elle. Ce serait plutôt une musique qui participerait d'une loi imaginaire des sons. Car on pourrait décrire le plan autrement. Plus la caméra recule, plus il devient évident que la « mise en son » de la scène ne donne pas à entendre la résonnance réelle de la musique dans l'espace. Le son a une origine précise mais ne s'étend pas dans l'espace de la manière attendue. Plutôt qu'une résonnance, on a des boucles qui se superposent et s'entrelacent : la répétition temporelle et la superposition harmonique remplacent la loi de l'expansion spatiale. Cette substitution peut faire naître une idée fantasmatique influant sur la perception de la scène, sur la posture d'écoute. L'idée que les vraies machines à sample de Blake ne sont pas les pédales de loop accrochées à ses instruments, ce serait plutôt la forêt, l'englobant. L'espace enregistre et répète.

Voilà une autre part du romantisme de Van Sant : l'espace est discrètement rempli de traces sonores inoubliables, de fragments en boucle, comme des ruines.

On a écrit le mot « soundscape » plus haut. Il faut y faire un bref détour avant de revenir à Van Sant. Le soundscape est une notion qui a une histoire, des inventeurs, des compositeurs. Le terme a été forgé à la fin des années 1960 par le musicien et théoricien Raymond Murray Schafer pour désigner la perception, l'enregistrement ou la composition d'un environnement sonore, ce que l'on entend dans une tranche d'espace (3). Le soundscape est d'abord pensé à partir de la position d'un sujet réel, d'ailleurs les sons corporels de ce sujet peuvent en faire partie. Dans son acception originelle, le paysage sonore est lié à la continuité spatiale et temporelle d'une situation d'enregistrement. Il rend compte des sons d'un lieu et d'un moment concrets, dans une volonté « d'écologie sonore » : il s'agit de sensibiliser aux environnements sonores, et simultanément, de les archiver lorsqu'ils sont menacés de disparition et d'oubli à cause de l'évolution des milieux. Le sujet peut aussi être en mouvement, d'où la notion plus tardive de soundwalk, la « marche sonore », qui consiste à écouter en se déplaçant. Au-delà de Murray Schafer, le paysage sonore a acquis une définition plus ouverte, allant de l'archivage acoustique de lieux réels (ce que certains ont ironiquement baptisé « cartes postales sonores ») à l'invention de soundscapes imaginaires par montage et mixage de sources hétérogènes, y compris des sons instrumentaux ou électroniques.

Van Sant utilise des extraits de soundscapes dans toute la tétralogie, dont un morceau de la compositrice germano-canadienne Hildegard Westerkamp, qui revient dans Elephant et Last Days. Ce morceau d'environ vingt minutes s'intitule Turen der Wahrnehmungen, « les portes de la perception ». Westerkamp a été proche de Murray Schafer, elle est elle-même théoricienne et militante du soundscape, son choix est donc important. Van Sant a par ailleurs raconté comment il a découvert le travail de Westerkamp grâce à une radio associative de Portland, KBOO, dans une émission intitulée « A Different Nature » (4). Il avait demandé conseil à son animateur, Richard Francis, qui lui a aussi fait découvrir les soundscapes de Frances White, dont Walk through Resonant Landscape utilisé dans Elephant, Paranoid Park et Milk (5). Westerkamp a créé Turen der Wahrnehmungen en 1989 pour un festival à Linz, en Autriche, où ses compositions devaient être installées en plein air, dans des lieux publics (6). On y entend des sons enregistrés à Linz, d'autres enregistrés dans plusieurs villes d'Europe et empruntés aux archives sonores du « World Soundscape Project », une association fondée par Murray Schafer. Le principe du morceau illustre son titre : on y entend des bruits de portes qui s'ouvrent et se ferment, révélant alternativement des environnements sonores différents : des rumeurs de foule, puis les annonces d'une gare, puis des sons de cloches, des cris de mouettes, etc., comme si l'on sautait d'un espace à un autre au long d'une enfilade de seuils. Sous sa forme discographique, ce n'est donc pas tout à fait un soundscape orthodoxe : il ne respecte pas une unité de lieu globale mais procède par prélèvements successifs dans des environnements réels dispersés.

La rencontre entre Last Days et Les Portes de la perception passe d'abord par le nom de Blake, qui renvoie au poète romantique anglais William Blake – c'est dans Le Mariage du ciel et de l'enfer que William Blake parle des « portes de la perception ». Van Sant fait déambuler son personnage entre des perceptions sonores hétérogènes, comme s'il hallucinait ou était le jouet de « visions sonores ». Il arrive même au film de synchroniser certains bruits de porte du morceau de Westerkamp avec des ouvertures de porte que l'on voit dans l'image, c'est-à-dire de créer des faux points de synchronisation. Blake, à travers le soundscape, entend des foules là où il est seul, des cloches là où il n'y a aucune église. Mais dans le plan séquence d'improvisation, on a plutôt affaire à une « fenêtre de la perception », par laquelle Blake livre ses inventions musicales à la mécanique du paysage sonore. Il pisse dans la cascade, et laisse le courant faire des boucles et des spirales avec ses sons.

Le film résonateur

Pour éclairer cette imagination mystérieuse d'un enregistrement par l'espace ou dans l'espace, on peut s'aider d'un film qui n'a pas grand-chose à voir avec l'œuvre de Van Sant : Sayat Nova, de Sergueï Paradjanov. Last Days raconte les derniers jours d'un musicien qui ressemble à un poète romantique ; Sayat Nova illustre, comme un grand livre d'images et de sons, la vie du poète arménien Sayat Nova, né au début du XVIIIe siècle. Sayat Nova était un « ashoug », une sorte de barde ou de troubadour : il chantait sa poésie. C'est la scène finale, celle de sa mort, que l'on propose. Paradjanov avait confié l'intégralité de la bande sonore du film à un jeune compositeur devenu l'un des plus célèbres d'Arménie, Tigran Mansourian. C'était en 1968, après la naissance de la notion de musique concrète, et au moment de celle de paysage sonore.

Extrait de Sayat Nova (Sergueï Paradjanov, 1969)

Cette fin de Sayat Nova est une exaltation de la mémoire du poète : l'affirmation, comme il est écrit dans le carton final, que rien de ses chansons ne disparaîtra de ce monde au jour de sa mort. Dans le dernier plan, deux anges enfants donnent au barde sa « kamansha », sa guitare, sur le chemin du paradis, comme Blake aurait pu prendre sa guitare à la fin de Last Days. Juste avant on a vu la muse, toujours présente, qui va veiller sur la postérité de Sayat Nova.

Néanmoins, la raison fondamentale de la mémoire est plus étrange : c'est cette scène avec un maçon, dans une église. Le maçon est l'ultime témoin du poète et l'opérateur de son archive. Il pose des vases acoustiques ou « vases résonateurs », des éléments d'architecture qui ont bien existé dans les églises médiévales. Comme dans d'autres aspects du film, Paradjanov crée un anachronisme magique. Les vases résonateurs étaient intégrés aux murs pour corriger ou neutraliser des fréquences sonores gênantes, pour une écoute plus agréable des prêches et des chants. Mais le film leur invente une fonction imaginaire. On entend d'abord Sayat Nova, puis une superposition de voix d'hommes, de femmes ou d'enfants, avec des réverbérations et des intensités différentes. Le poète chante, et son chant est repris, réinterprété et diffracté par les vases. Il semble à la fois emmagasiné dans les résonateurs, comme enregistré par eux, et restitué sous d'autres formes vocales, dans un espace éclaté.

Selon l'interprétation courante, il s'agit d'une allégorie symbolisant l'inscription de l'œuvre du poète dans la mémoire populaire : les poèmes seront conservés en passant de voix en voix. Pourtant, si l'on colle à son action, la scène montre quelque chose de plus ésotérique : un maçon scelle des vases dans un mur et y emmagasine ou enregistre le chant, le vase résonateur est une machine imaginaire qui fait des trous dans l'espace pour y conserver et y transformer des sons. Une théorie farfelue, apparue il y a quelques années, prétendait que des vases antiques auraient pu conserver à leur surface des traces phonographiques, leur matière souple ayant agi à la manière de la cire des anciens cylindres d'enregistrement, au moment où ils étaient formés sur le tour du potier. Il aurait suffit d'inventer un outil permettant de lire ces traces de vibrations sonores, pour écouter des bruits ou même des paroles vieilles de plusieurs siècles. Un peu comme si les skates de Paranoid Park gravaient du son avec leurs roues, sur le sol de la piste. Mais c'est peut-être ce que Sayat Nova rêve, justement.

L'hypothèse que les vases résonateurs sont des vases enregistreurs est évidemment induite par l'esthétique de Sayat Nova et par celle de sa bande sonore. Lorsque le maçon porte le vase à son oreille, c'est le travail de montage et de mixage de Tigran Mansourian que l'on entend. Les effets de disjonction et d'isolement des sons sont très différents de ce que l'on entend chez Van Sant : il n'y a pas de verticale dans Sayat Nova, aucune suggestion de focalisation, d'attribution subjective ou objective des sons. À la fin de Last Days, lorsque Blake meurt, une silhouette fantôme se dresse au-dessus de son cadavre et monte une échelle, à la verticale ; Sayat Nova, lui, va droit devant au paradis, à l'horizontale. Il n'y a pas d'englobant dans le film de Paradjanov, pas d'idée d'environnement ou de paysage sonore. Tout est à même hauteur sur un fil de silence, suivant une méthode que Mansourian appelait drôlement la « méthode de la corde à linge » : les éléments sonores sont accrochés les uns à côté des autres sur une même horizontale, avec des intervalles de vide, « comme dans un ikebana » (7), et les voix ne sont que l'un de ces éléments. Cela pour dire que l'on comprend d'emblée, en voyant Sayat Nova, que ce sont autant les vases résonateurs que le film qui assurent l'enregistrement et la diffraction de la voix. Autrement dit, le film est lui-même un résonateur.

Au-delà de leurs différences esthétiques, l'idée commune à Sayat Nova et à la tétralogie serait que le travail sonore du cinéma relève d'une ontologie magique. Il y a du son retenu dans les choses et les êtres. L'enregistrement du son, la phonographie, est un dispositif technique qui n'est que l'une des expressions de cette retenue. On ne fait pas de films sans fantômes sonores, les banques de bruitage sont des cimetières de sons anonymes ; en avoir conscience, c'est l'organiser dans la mise en scène. Ce qui peut consister, très simplement, à faire entendre la voix d'un disparu, comme Van Sant reprenant la chanson d'Elliot Smith, Angeles, à la fin de Paranoid Park, dix ans après l'avoir utilisée à la fin de Good Will Hunting, en 1997 – mais entre temps, Smith est mort. Ou bien lorsqu'il organise Milk autour de l'enregistrement du témoignage de son personnage principal, dont on sait d'emblée qu'il a été assassiné (le véritable Harvey Milk a bien enregistré son histoire et ses dernières volontés sur bande magnétique). Mais cela peut consister, de manière plus mystérieuse, complexe et précise, à organiser non seulement la présence, mais la persistance du son dans l'espace.

Aux portes de la phonographie

On peut le confirmer avec trois extraits d'Elephant. Ce sont les plans séquence au Steadicam, dispersés dans le film, qui répètent selon des points de vue différents la rencontre entre Michele, John et Elias dans un couloir du lycée. Michele court vers la bibliothèque. Elias erre sur le campus avec un appareil photo pour faire des portraits d'étudiants, et photographie John avant d'aller lui aussi à la bibliothèque. John se laisse photographier par Elias, puis sort et passe à côté des tueurs, Alex et Eric, alors qu'ils rentrent avec leurs armes dans le bâtiment. Au moment où les parcours de Michele, John et Elias se croisent, Elias prend sa photo et le déclic de l'appareil correspond à l'instant du croisement. La répétition de ce point de synchronisation focalise l'attention, mais il y a beaucoup d'autres évènements sonores autour des personnages.

Voici les plans dans leur ordre d'apparition : le premier, qui devance Elias de face puis qui suit John de dos, intervient une vingtaine de minutes après le début ; le deuxième, qui suit Elias de dos, arrive au bout d'environ 35 minutes ; le troisième, qui suit Michele de dos, au bout d'une heure.

Extrait d'Elephant (Gus Van Sant, 2003)

On évoquait plus haut la manie du réalisme bruitiste liée aux plans longs au Steadicam. On en aurait une triple illustration ici : les mouvements d'appareil suivent les personnages et les ambiances sonores se modulent avec fluidité au fil de leurs avancées, avec des différences d'intensités qui semblent correspondre à la position de la caméra dans l'espace. Il y a aussi, à chaque plan, certains sons en plus ou en moins, notamment les bruits de pas. Par ailleurs, les plans répètent une même tranche temporelle, en passant par des parcours qui se superposent en partie. Là où ils se superposent, on semble entendre les mêmes choses, ce qui constitue un autre gage de réalisme sonore. Pourtant il y a aussi des détails surprenants : un grand coup sourd, une série de coups plus secs et rapprochés comme des coups de feu, une flûte lointaine, le roulement d'une sorte de chariot ; un peu d'allemand aussi, si l'on tend l'oreille. Autant de sons dont on ne voit pas les sources mais que l'on prête facilement à l'activité du lycée, qui résonnerait dans le tunnel réverbéré du couloir.

C'est un moment charnière puisqu'il précède l'entrée des deux tueurs et les premiers tirs. Michele, abattue dans la bibliothèque juste après son arrivée, va être la première victime d'Alex et Eric. La photo que prend Elias est donc, pour employer une formule à la Chris Marker, « la dernière photo du temps de paix ». La répétition du déclic de son appareil s'oppose au bruit de culasse qui marque la fin du troisième plan, et l'entrée dans le dernier quart d'heure violent du film. Le petit ballet entre John, Elias et Michele est un ultime moment de normalité, un instant de grâce que le film répète pour mémoire et comme un repère dans sa structure temporelle bouclée. À chaque fois, on avance un peu plus dans le temps et dans l'espace, jusqu'à relier dans le dernier plan le déclic de l'appareil et le premier bruit de la violence. Néanmoins, d'autres sons ont des consonances funestes : on croit entendre des explosions lointaines, le son du roulement de chariot est anormalement proche et brutal alors que l'on ne voit rien dans l'image. Sur la base réaliste, il y a donc un trouble, comme si l'écho des coups de feu venait avant les coups eux-mêmes. On entend d'autres bizarreries dans les couloirs du lycée, dans d'autres plans du film, mais ces bruits sont les seuls à se lier explicitement avec le sentiment de prescience de la catastrophe qui court dans l'espace, dans les corps et sur les visages (8).

Il y a des différences dans la chorégraphie des plans et le timing de « l'instant décisif » où les trois personnages se croisent. Cela se voit dans le temps que met Michele à rejoindre les garçons, et cela s'entend par exemple dans les différences de calage entre le dialogue et le bruit de la sonnerie, qui arrive parfois plus tôt, parfois plus tard. En superposant les sonogrammes des trois plans, on se rend compte que le déclic de l'appareil photo n'est pas, dans le son, le repère temporel que la mise en scène semble désigner dans l'espace. C'est-à-dire que, dans la répétition des sons, il y a effectivement des éléments fixes qui interviennent à chaque plan au même instant et sont séparés par le même intervalle de durée ; mais le déclic de l'appareil n'en fait pas partie. La prise photographique n'a pas de privilège ontologique. Les points de synchronisation ne sont pas ceux que l'on croit, et surtout, ils synchronisent de l'invisible, car ce sont en fait les coups, la flûte et le bruit du chariot qui sont fixes et constituent entre eux une piste immuable. Tandis que le bref dialogue entre John et Elias, le bruit de la sonnerie, le déclic de l'appareil sont flottants, se calant chaque fois légèrement différemment entre eux et par rapport aux bruits fixes. Il y a là, bien sûr, des raisons pratiques de mise en scène, parce qu'il était difficile d'obtenir à chaque plan un même timing des acteurs. Mais rien n'interdisait de recaler au mixage l'ensemble des rapports de durée, pour les compenser. Or on trouve l'inverse : une partie du timing sonore reste fixe sous la flexibilité des corps et de certains autres sons, comme si les plans étaient des moments de frottement entre deux régimes temporels.

La partie sonore fixe correspond à un extrait de Portes de la perception de Hildegard Westerkamp – le même paysage sonore utilisé dans Last Days. Van Sant et Leslie Schatz en ont pris un fragment d'environ deux minutes et l'ont placé en fond, sans montage mais avec beaucoup de mixage : la temporalité du morceau de Westerkamp n'est pas modifiée, mais son intensité sonore, elle, est modulée, suivant le système d'extinction et de résurgences, de va-et-vient « en piste de skate ». Des sons de Westerkamp sont rendus inaudibles, mais ceux que l'on entend donnent la structure temporelle de la scène, immuables comme l'architecture : « enregistrés dans l'espace ». Le lycée est un espace résonateur ; Elephant est un film résonateur, qui ne met pas en écho et en mémoire la voix d'un poète mais l'évènement de la tuerie. C'est ainsi le travail sonore qui offre la métaphore fondamentale du film.

Cette durée fixe des intervalles sonores entre certains bruits, correspondant au respect de la durée d'un soundscape partiellement enfoui, est un détail important. Pourquoi Gus Van Sant et Leslie Shatz ont-ils utilisé Les Portes de la perception plutôt que des sons issus d'une banque de données ou enregistrés pour le film ? L'intensité du morceau de Westerkamp est constamment modulée, d'autres bruits et dialogues s'y introduisent : la qualité musicale de sa composition est donc largement altérée par le mixage, et les bruits conservés sont, en eux-mêmes, relativement banals. L'une des seules réponses est alors que, venant d'un morceau préexistant, ces sons ont une histoire. C'est une histoire secrète, qui n'a rien à voir au départ avec celle d'Elephant, mais peu importe. L'idée de l'enregistrement, de la phonographie, compte autant ici que ce qui a été enregistré (9). En respectant la durée du morceau de Westerkamp, le film le respecte lui-même comme enregistrement.

Dans d'autres scènes, Elephant se sert des Portes de la perception de Westerkamp pour faire du lycée un espace troué par une multitude de sons qui, littéralement, viennent d'ailleurs. Au fil des parcours, les couloirs et les portes des salles de classe deviennent des portes de la perception, le lycée un labyrinthe sonore. Suivant la même « liberté verticale » évoquée à propos de Paranoid Park, l'association entre les sons et l'espace a la même importance que celle entre les sons et les subjectivités des personnages. Des bruits sont clairement attribués à des hallucinations d'Alex, comme lorsqu'il est submergé par le brouhaha de la cantine. Mais d'autres sons hallucinatoires ou fantômes sont seulement attribués à l'espace. Pour conserver la mémoire mélancolique de l'évènement au sens fort de ce qui est déjà dans ce qui le précède et encore dans ce qui le suit, au sens de ce qui se trouve dans le grain impassible des choses autant que dans le tranchant tragique des actions – pour cela, Elephant invente un labyrinthe spatial et sonore où des personnages tournent et reviennent. C'est seulement de cette manière qu'il y a du « paysage sonore » dans Elephant.

Le plan d'ouverture d'Elephant montre un pan de ciel plein cadre, en accéléré et contre-plongée. Les nuages défilent vite, le jour baisse jusqu'à la nuit. Un poteau électrique au milieu du cadre sert d'accroche spatiale. Avec ce plan, on entend des sons très simples : plusieurs voix jeunes et lointaines, quelques rires, ce sont des gens en train de jouer, peut-être des étudiants sur une pelouse du lycée. Mais on ne les voit pas. Il n'y a que le ciel, avec sa temporalité, et les voix, avec la leur. C'est l'exact inverse du labyrinthe : il n'y a aucune synchronisation possible entre l'espace et le son, qui s'accompagnent l'un l'autre librement, dans une liberté verticale absolue. Pour la seule fois dans le film, les temps sont totalement déliés.

Le silence et l'espace

Les deux Gerry dessinent une carte sur le sable pour tenter de comprendre à quel moment ils ont perdu leur chemin, et n'y arrivent pas. La relation entre eux s'est fissurée dans la séquence précédente, mais cette scène marque une rupture à partir de laquelle les personnalités des deux amis vont de plus en plus diverger. C'est aussi le moment où est introduit un second morceau d'Arvo Pärt. On a entendu un extrait de Spiegel Im Spiegel, pour violon et piano, sur la première séquence du film. Le morceau était monté seul, sans autre son. Cette fois, c'est Für Alina, pour piano solo.

Extrait de Gerry (Gus Van Sant, 2002)

Für Alina est une partition modulable. Elle compte deux pages, sans précision de tempo, seulement une indication d'exécution « calme, noble, introspectif ». Ce sont deux minutes de musique que l'interprète peut rejouer autant de fois qu'il le désire, en changeant d'octave à sa guise. La version utilisée pour Gerry est l'un des deux enregistrements les plus souvent repris, édités sur le même disque par ECM à partir d'une interprétation réalisée en 1995 par le pianiste russe Alexander Malter. Elles durent chacune presque onze minutes : le film donne la première en entier dans l'extrait que l'on vient de voir, puis reprend la même, à la fin. Mais il s'agit en fait, sur le disque, de deux prélèvements opérés par Arvo Pärt lui-même dans une improvisation de Malter qui a duré plusieurs heures (10). Ce que l'on entend n'est donc qu'une pointe dans un espace musical plus vaste, la durée de Für Alina est potentiellement infinie et lancinante. Cette répétition musicale et sa liberté de modulation offrent une première affinité entre le morceau et les films de la tétralogie. Les boucles temporelles d'Elephant ou de Paranoid Park n'ont pas besoin d'être littérales dans Gerry : les deux personnages perdus dans le désert revivent perpétuellement la même situation sur différents tons, comme la musique. Ici encore, la partition musicale détient l'une des clés formelles du film.

Au-delà de Für Alina, le cinéma contemporain, ou même la télévision, font aujourd'hui un usage abusif de la musique d'Arvo Pärt. On la retrouve partout, sans doute parce que dans son minimalisme, elle peut épouser beaucoup de situations narratives ; et aussi, tout simplement, parce qu'elle a une puissance émotionnelle élégante et immédiate. C'est un bon compromis entre la sentimentalité de la musique hollywoodienne et une forme extrêmement simple de musique savante, beaucoup de cinéastes l'ont reconnu de cette manière – comme le Für Elise de Beethoven joué par Alex dans Elephant, Für Alina est réputé jouable « par n'importe qui ». Mais Gerry fait l'un des emplois les plus motivés de la musique de Pärt, d'abord à cause du rapport entre les principes de composition du film et ceux du morceau, leur lien de partition. Ensuite parce que Für Alina, composé en 1976, a été le premier morceau du style « tintinnabuli » dans l'œuvre de Pärt et le début d'un renouveau créatif pour le musicien, de la même manière que Gerry a marqué pour Van Sant l'ouverture à une nouvelle inspiration, la découverte de son propre style résonateur. Les analogies entre les méthodes de composition du tintinnabuli et l'argument de Gerry ont été remarquées par plusieurs analyses du film, on ne s'y attarde pas. Dans Für Alina, la main droite et la main gauche du pianiste jouent presque constamment ensemble, chaque note est dédoublée. Le lien gémellaire mystérieux entre les deux Gerry est donc formalisé dans la musique, comme l'exprime le titre du premier morceau employé dans le film, Spiegel im Spiegel, « miroir en miroir ».

Une autre caractéristique évidente de la musique de Pärt est moins souvent commentée à propos de Gerry, alors qu'elle semble détenir un secret plus profond de leur rapport. Le célèbre chef d'orchestre anglais Paul Hillier a écrit en 1997 un livre sur Arvo Pärt, qu'il débute en écrivant que « le silence est la source de la musique. C'est le fondement de notre être musical, la note fondamentale de la vie. La manière dont nous vivons dépend de notre relation avec la mort ; la manière dont nous faisons de la musique dépend de notre relation au silence. La musique d'Arvo Pärt affirme selon moi cette idée, que le silence et la mort sont liées créativement » (11). La force empathique de Für Alina, dans Gerry, tient en grande partie à ce lien modulé entre le silence et la mort. La table rase du désert et la tabula rasa que le film affirme à travers sa forme ont la mort pour horizon, et cela s'entend dans les micro-silences, les temps très brefs à la fin des résonances des notes, lorsqu'il n'y a vraiment plus aucun son sur la piste.

Mais le plus intéressant ne tient pas, strictement, à cette explication. Il est très difficile, dans l'esthétique sonore dominante au cinéma, de créer du vrai silence, comme Tigran Mansourian le faisait dans la bande sonore de Sayat Nova avec sa méthode de la « corde à linge ». Leslie Shatz en parle dans un entretien réalisé en 2014, à propos de son travail avec Van Sant : « Le silence, c'est ce qui fait le plus peur. C'est quelque chose qui doit vraiment venir du réalisateur. Nous, les ingénieurs du son, on nous paye pour remplir. Je ne peux pas venir au travail en disant : on ne met rien. Et le vrai silence est difficile à soutenir, pour les spectateurs. C'est peut-être la prochaine étape : le vrai silence, ponctué par des sons. » (12) Dans Gerry, le désert n'est pas strictement silencieux, il est parcouru par des modulations de souffles de vent, les bruits des pas des deux Gerry ou leurs souffles. Il revient alors à la musique de rendre le silence possible. C'est seulement lorsque la musique de Pärt résonne que le risque du vide peut entièrement se révéler.

Dans l'extrait que l'on vient de voir, la musique débute sur une scène de dialogue entre les deux Gerry, avec un plan en contre-plongée qui est le point de vue de la carte qu'ils essayent de tracer ‒ un point de vue étrange que l'on retrouve dans Elephant, sur Alex et Eric préparant leur parcours dans le lycée et essayant de le mémoriser. À l'inverse, les deux Gerry sont perdus, ils n'arrivent plus à se souvenir par où ils sont passés. Elephant fixe certains sons dans l'espace comme une mémoire de l'évènement ; Gerry est le film de la mémoire qui s'efface, du silence qui pointe. Le silence de la musique, qui a débuté au cours du dialogue, se trouve modulé par le dialogue des deux personnages et l'introduction de plans métaphoriques ou subjectifs, on ne sait, sur différentes directions d'une route et ses impasses. Parfois les résonnances de la musique n'arrivent pas à complète extinction, parce que le dialogue couvre le silence. Mais parfois, sur un plan de route, le vide sonore arrive presque à accomplissement. Presque parce que, suivant les conditions dans lesquelles on assiste à Gerry et on entend sa bande sonore, il y a aussi les bruits propres à l'enregistrement de l'interprétation : on perçoit parfois les infimes grincements du siège du pianiste ou le frottement de ses gestes, peut-être son souffle.

Le lien entre le son et l'espace se trouve radicalement confirmé. Für Alina est coordonné à une recherche de direction, à une tentative de cartographie, comme si chacune de ses notes était la résonnance triste d'une décision de déplacement ou de la projection vaine d'un point dans l'espace. On pourrait glisser d'une métaphore à une autre et dire que les points de synchronisation sont partout et nulle part. D'une certaine manière, le constat est le même que celui fait à propos de Last Days : la répétition temporelle et la superposition harmonique remplacent la précision de l'expansion spatiale. Ce qui n'empêche pas la musique d'être aussi liée à l'écroulement psychique, puis à la mort du Gerry joué par Casey Affleck. On le voit dans l'extrait, avec le plan sur lui qui s'assoit sur les cailloux, seul et comme désarticulé. C'est encore la liberté verticale du son qui joue pleinement, et de manière rigoureuse : le silence transperce les catégories d'être, les modes d'existence. Le silence est autant celui de l'espace que des corps ou des psychologies.

L'association étroite entre la musique de Pärt et l'espace est l'intuition la plus juste de Van Sant. À ce propos, voici un commentaire de Für Alina par un journaliste et musicologue américain, Brian Gillikin : « Il y a de l'espace entre chaque molécule de Für Alina. Des espaces blancs sur la partition, des intervalles musicaux dans les résonnances des notes, des espaces temporels entre chaque note et chaque mesure, un espace acoustique qui vibre dans le corps du piano, un espace physique entre le pianiste et ceux qui l'écoutent, et ainsi de suite, comme un caillou jeté dans une mare créant des ondulations de la partition au piano, du piano à nos oreilles et jusqu'à notre esprit, chacun de ces espaces devenant ainsi analogue aux autres. (...) Musicalement, Für Alina est moins défini par le déroulement de ses notes dans le temps que par le placement minutieux des sons dans l'espace. » (13)

On a commencé en disant qu'il ne serait pas question du « génie musical » de Van Sant, mais on termine avec Arvo Pärt. Il ne s'agit pas d'une contradiction. Il faudrait échapper, dans les commentaires de bandes sonores, à la facilité de la réduction musicale, à laquelle la formule « musique concrète » invite trop souvent. Dés qu'il y a des sons incongrus, répétitifs et organisés, la « musique concrète » devient le butoir du commentaire, l'endroit où il s'arrête. Le travail sonore de la tétralogie a beaucoup été décrit de cette manière : une fois repérée l'étrangeté des bruits, leur organisation est souvent assimilée à une musicalisation. Même chose avec les soundscapes et les soundwalks, deux termes qui ont phagocyté l'attention. Il y a bien de la musique concrète, des paysages sonores, des dialogues aussi, et de la musique plus ordinaire, mais traversés par des logiques esthétiques communes, propres à la tétralogie. C'est pourquoi on peut finalement parler de la musique d'Arvo Pärt, en essayant de décrire la manière dont sa perception est équivalente à celle des bruits, et non l'inverse.

La question de la phonographie, une forme d'imaginaire ou comme on l'a dit plus haut, d'ontologie poétique de l'enregistrement sonore, est l'un des aspects capitaux de la tétralogie. En insistant sur ce point, on a essayé de suivre des recherches et des livres récents dans le domaine des études sonores, les « sound studies », souvent concernées par une approche esthétique ou historique de la phonographie. On pense en premier lieu à Une histoire de la modernité sonore, de Jonathan Sterne, récemment traduit en français ; mais aussi à d'autres ouvrages rapidement cités plus haut comme Musique et document sonore, de Pierre-Yves Macé, ou un livre encore inédit en français du musicologue Allen Weiss intitulé Breathless, « À bout de souffle » (sans référence à Godard), et sous-titré « l'enregistrement sonore, la désincarnation et la transformation de la nostalgie lyrique ». La nostalgie lyrique, justement, est l'une des meilleures définitions du sentiment que procurent les quatre films de Van Sant. Et l'existence du son y est pour quelque chose, comme on espère avoir commencé à le montrer.


(1) Michel Chion, L'audio-vision. Son et image au cinéma, Armand Colin, 2005.

(2) Allen Weiss, Breathless. Sound recording, disembodiment and the transformation of lyrical nostalgia, Wesleyan University Press, 2002. Nous avons décrit plus précisément cet aspect de la bande sonore de Last Days dans « William Lee Blake Burroughs », Vertigo, n° 28, « Le silence », Capricci éditions, 2006.

(3) Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore. Le monde comme musique [1969], éditions Wildproject, 2010.

(4) Qui existe toujours au moment où nous écrivons : http://kboo.fm/program/different-nature

(5) Cf. entretien avec Gus Van Sant par Matthieu Orléan, in Gus Van Sant. Icônes, La Cinémathèque française / Actes Sud, 2016.

(6) Cf. l'entretien avec Hildegard Westerkamp par Randolph Jordan, 2007, http://offscreen.com/view/jordan_westerkamp

(7) Entretien avec Tigran Mansourian par Naïri Galstanian, in Dominique Bax et Cyril Béghin (dir.), Sergueï Paradjanov, « Théâtres au cinéma », n° 18, 2007.

(8) Nous avons écrit plus longuement sur la mise en scène sonore de la prescience et sur l'hétérogénéité des sons dans Elephant : « Cut-up en plein ciel », Vertigo, n° 27, « Point d'écoute », 2005.

(9) Sur « l'effet-document » dans la musique contemporaine, voir les analyses de Pierre-Yves Macé, dont certaines pourraient s'appliquer au cinéma : Musique et document sonore. Enquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines, Les Presses du réel, 2012.

(10) Hermann Conen, « Lumière blanche », dans le livret du CD Alina, ECM, 1999.

(11) Paul Hillier, Arvo Pärt, Oxford University Press, 1997.

(12) Entretien avec L. Shatz par Anthony Kaufman, mars 2014 : https://www.fandor.com/keyframe/crew-leslie-shatz-sound-designer

(13) Brian Gillikin, « The Complete Beauty of Arvo Pärt's Für Alina », 2014 : http://www.curatormagazine.com/author/brian-gillikin/


Cyril Béghin est membre du comité de rédaction des Cahiers du cinéma. Il écrit aussi pour d'autres revues, catalogues et livres collectifs sur le cinéma et les images contemporaines. Il a récemment réalisé l'édition scientifique de Duras / Godard, Dialogues (Post-éditions, 2014). Il travaille par ailleurs, depuis 2002, avec la chorégraphe Valeria Apicella.