Revue de presse de « Citizen Kane » (Orson Welles, 1941)

Véronique Doduik - 2 juin 2015

Citizen Kane

Citizen Kane a été considéré jusqu’en 2012 (date à laquelle il fut détrôné par Vertigo d’Alfred Hitchcock) comme « le plus grand film de l’histoire du cinéma » dans le classement établi depuis 1962 par le prestigieux British Film Institute (BFI). Tourné en 1940, c’est le premier long-métrage d’un jeune réalisateur prometteur qui s’est fait connaître par sa mémorable et très réaliste mise en onde sur CBS de La Guerre des mondes de H.G. Wells. Le film est projeté à Paris (au cinéma Le Marbeuf, en version originale uniquement) le 3 juillet 1946. C’est l’un des premiers films américain à sortir en France depuis l’entrée en vigueur des accords Blum-Byrnes qui mettent fin à l’interdiction de projection en France des films américains imposée en 1939 par les autorités allemandes. Le film crée l’évènement et la critique se fait l’écho du choc ressenti par les spectateurs.

Un pamphlet social

Le scénario s’inspire en partie de la vie du magnat de la presse William Randolph Hearst, un des hommes les plus puissants d’Amérique, dont Welles dénonce les visées monopolistiques et liberticides. La charge sociale est immédiatement perçue par la presse. L’Écran français, sous la plume de Roger Leenhardt, décrit le film comme « un pamphlet social d’une audace inconnue jusque là au cinéma occidental ». Ce Soir parle d’une « cruelle satire sociale », « d’une violence et d’une audace inaccoutumées dans le cinéma américain » selon La Défense, tandis que pour le journal Opéra, il s’agit d’« une satire du matérialisme moderne ». Pour Jacques Doniol-Valcroze, dans La Revue du cinéma, le fait même que Welles ait choisi pour sujet de son premier film un pastiche de la vie de Hearst est significatif de sa volonté de « bouleverser certains conformismes hollywoodiens et atteindre au scandale à coup sûr avec une équipe d’acteurs inconnus ». Ces acteurs sont ceux du Mercury Théâtre, la compagnie indépendante fondée par Welles en 1937. L’Écran français compare d’ailleurs Citizen Kane au film d’Erich von Stroheim de 1923, Les Rapaces, qui présentait « la même violence de ton, le même exhibitionnisme, et qui a pareillement heurté le public tout en le subjuguant ».

Une mise en scène virtuose

La presse met en avant d’emblée la grande originalité du film, imprégné de la forte personnalité d’Orson Welles. La Cinématographie française, affirme « la grande différence » de Citizen Kane avec « tout ce qui a paru à ce jour », et écrit qu’il « doit attirer tous ceux qui s’intéressent aux progrès du cinéma ». Le film est en effet unanimement remarqué pour sa radicale nouveauté, qui renouvelle en profondeur l’expression cinématographique. La mise en scène « bouscule les traditions avec « une superbe et un mépris souverain des règles établies… Quel dédain pour le langage cinématographique en honneur à Hollywood et ailleurs », s’exclame Ce Soir. La nouveauté du parti-pris narratif est mise en exergue : le fil conducteur de l’intrigue est la recherche de la clef d’une énigme, « le film épousant le cours sinueux de l’enquête, où la vie de Kane est restituée par fragments, selon une chronologie enchevêtrée » (Action). Ainsi, la narration, décousue et contradictoire, commence par la fin (l’enterrement de Kane). Elle « se développe par brusques descentes ou remontées dans le temps suivant le désordre même où un narrateur informé relaterait cette biographie dans une conversation sans apprêt, au hasard des souvenirs », note Carrefour, qui considère qu’une des nouveautés du film est la présence du Temps comme le personnage n°1. Pour Jacques Doniol-Valcroze, dans La Revue du cinéma, Welles a révolutionné le film biographique : « se plaçant devant la vie d’un homme, il l’a attaqué par tous les moyens. Il a procédé par « morcelage ». Il a tout mélangé, tout broyé, tout photographié dans tous les sens, sous tous les angles, mobilisant toutes les ressources de la lumière et du son ».

Orson Welles, une personnalité hors norme

Les critiques soulignent la puissance et le souffle du film : « Dès le début, nous sommes happés par un véritable maelström d’images », s’exclame Action. La presse insiste sur la démesure de l’entreprise, à l’image de l’homme qui en est à l’origine : Orson Welles est omniprésent dans son film, à la fois producteur, scénariste, metteur en scène et principal interprète. Carrefour souligne sa prodigieuse présence à l’écran, « carnassier brachycéphale au front en coupole, à la mâchoire lourde, aux joues épaisses. Sanguin, sensuel, sentimental ». Pour L’Époque, « Orson Welles joue le rôle de Kane avec une puissance et une maîtrise incomparable ». Selon Arts, la « philosophie encore un peu fumeuse d’Orson Welles » s’estompe devant son style « personnel, heurté, vigoureux, suggestif, imagé, continuellement à la recherche de nouveaux chemins ».

Un nouveau langage cinématographique

Certains critiques ne tarissent pas d’éloges sur les inventions visuelles du film. Libération écrit : « C’est un feu d’artifice perpétuel de la technique cinématographique ». Le recours systématique à une longue profondeur de champ est largement remarqué, par l’emploi d’objectifs spéciaux donnant une égale netteté, non plus comme précédemment dans une faible profondeur de champ, mais sur tous les plans, du plus proche au plus éloigné. Cette pratique « transforme la mise en scène », observe L’Écran français. Car au lieu d’isoler successivement (montage) ou par chariot (travelling) les personnages d’une scène donnée, le réalisateur joue avec une caméra fixe et un grand décor dans lequel les acteurs évoluent en profondeur, en plus ou moins gros plan, selon l’importance que leur attache la mise en scène. La presse note que pour la première fois, la caméra est au-dessus des personnages. On voit non pas des amorces, mais de véritables plafonds. Elle relève également les partis-pris expressifs de la lumière du chef opérateur Gregg Tolland, qui sert remarquablement les recherches de la mise en scène.

Un génial recyclage

Néanmoins, des voix s’élèvent contre cette trop grande nouveauté, jugée parfois lassante : « Tout dans Citizen Kane vise à l’originalité, à une espèce d’avant-gardisme agressif, concerté et systématique » lit-on dans La Défense. La Cinématographie française qualifie de film d’« œuvre copieuse, quelquefois un peu touffue et lourde ». Pour Arts, « sa richesse de trouvailles nous séduit, mais nous fatigue ». Pour Action, « le désordre de la construction [du film] engendre une impression confuse ». Ce journal pense aussi que « Welles a privilégié l’originalité formelle au détriment du contenu » et que si l’intérêt visuel des images ne se dément pas pendant tout le film, il entraine une certaine aridité intellectuelle.

Plus encore, concernant ces multiples innovations techniques, certains s’accordent à penser que Welles s’est admirablement servi des découvertes des autres, en les faisant siennes. Ainsi, pour Le Figaro littéraire, « surimpressions, flous, fondus, visages obscurs, vues d’en bas, vues d’en haut, vues en diagonale, travellings recherchés, toits qui s’ouvrent, glaces déformantes, glaces qui multiplient l’image (…), décors à la Méliès, réalisme et expressionnisme allemands, on a déjà vu tout ça ». Et de poursuivre : « Ce film est truffé de poncifs prétentieux ». Libération partage cet avis : « Citizen Kane n’est pas un film de créateur. C’est un film de grand virtuose ». Pour Arts, « dans cette façon de filmer, Welles retrouve parfois les sentiers battus de notre vieille avant-garde, ou de l’expressionnisme allemand ». Georges Sadoul renchérit dans Les Lettres françaises : « Ce film est une encyclopédie des anciennes techniques ». Mais il considère néanmoins que « la suffisance, le désordre, l’abus des réminiscences médiocrement assimilées » sont les défauts d’un débutant « à la bouillonnante imperfection, ingénu, impétueux et maladroit », et que l’on sent dans cette œuvre « le souffle de la puissance et du talent ».

Et Jacques Doniol-Valcroze, dans La Revue du cinéma, écrit : « Mis à part les fameux plafonds, on avait déjà employé des objectifs spéciaux permettant de prendre premier et second plan avec une égale netteté ; on avait déjà usé des procédés de narrations qui font penser à l’écriture de Dos Passos ou de Faulkner… ». Pour le critique, le véritable évènement est dans la façon dont Welles utilise les « ressources infinies du cinéma » selon ses propres désirs et impulsions.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.