Les affiches de Saul Bass pour Otto Preminger

Jean-Pierre Berthomé - 24 mars 2015

« Le meilleur designer que je connaisse » : c’est ainsi que Preminger qualifiait Saul Bass. Les collections de la Cinémathèque française témoignent de la complicité entre les deux hommes, le réalisateur ayant fait appel au concepteur graphique de 1953 à 1979, à des titres divers, pour quinze de ses films.

Les amateurs de cinéma connaissent surtout Saul Bass comme l’inventeur du générique animé dans les années 50 et 60, créateur d’une soixantaine de génériques fameux pour Preminger, Hitchcock, Wilder, Kubrick et bien d’autres. Ce qu’ils savent moins, c’est la remarquable carrière de Bass comme consultant visuel (pour Psychose, pour Spartacus, pour Grand Prix), comme affichiste de films ou comme réalisateur d’une demi-douzaine de courts métrages et d’un ambitieux long métrage de science-fiction tourné en Angleterre, Phase IV (1974). Et ils soupçonnent à peine que cette production consacrée au cinéma ne représente qu’une très petite partie de l’activité d’un des graphistes commerciaux les plus influents du XXe siècle.

Saul Bass (1920-1996) s’oriente très tôt vers le designing industriel et crée à Los Angeles sa propre agence en 1952. Son activité se partagera désormais entre la communication visuelle des grandes entreprises, la création d’innombrables affiches, et le cinéma, dont il s’éloigne presque complètement après l’échec commercial de Phase IV.

Otto Preminger fait d’abord appel à Bass pour le lancement de The Moon Is Blue (La Lune était bleue, 1953) dont le sujet est alors considéré comme particulièrement osé. Chargé de concevoir des annonces publicitaires suffisamment allusives pour ne pas offusquer les ligues de vertu, Bass propose un visuel simple de fenêtre sur le rebord de laquelle deux oiseaux jettent un coup d’œil indiscret derrière le store demi-baissé. C’est le début d’une collaboration de vingt-cinq ans allant, dans la plupart des cas, de la création d’un logo pour le film à sa déclinaison sous de multiples formes, du générique animé aux affiches et aux annonces de presse, voire aux cartons d’invitation et aux couvertures des disques et des livres. Le contrôle sur ces déclinaisons graphiques est cependant rarement aussi total que Bass le voudrait et son concept d’origine se voit souvent modifié pour les besoins de ses diverses exploitations, spécialement à l’étranger. C’est en réaction à ces altérations que Bass a fait réaliser pour son propre usage des tirages limités de certaines de ses affiches les plus connues, dont la Cinémathèque possède quelques exemplaires précieux, tirés le plus souvent en sérigraphie et signés du nom de leur auteur.

Pour les films de Preminger comme pour la plupart de ses autres grandes créations, Bass s’appuie sur un logotype, autrement dit un dessin stylisé suffisamment fort de sens pour identifier au premier coup d’œil l’enjeu dramatique du film. Pour The Man With the Golden Arm (L’Homme au bras d’or, 1955), c’est un bras grotesquement déformé, brutalisé, chutant vers le bas de l’image, dont la noirceur contredit le « bras d’or » promis par le titre. Saint Joan (Sainte Jeanne, 1955) se réduit à un corps adolescent déchiré, une épée rompue à la main comme une croix, toujours ancré dans le sol mais évanoui déjà dans le ciel ; Bonjour Tristesse (1958) fait tomber une énorme larme sombre sur un visage de femme tracé en quelques traits décisifs à la manière de Picasso. Pour Anatomy of a Murder (Autopsie d’un meurtre, 1959), Bass juxtapose sept formes noires disjointes qui recomposent une silhouette humaine disloquée, pareille à celles qu’on trace au sol pour marquer la place d’un corps absent.

Exodus (1960) est symbolisé par quatre mains tendues dans un même élan vers une cinquième brandissant un fusil. Le logo d’Advise and Consent (Tempête à Washington, 1962) évoque le couvercle levé sur les turpitudes du Congrès américain, celui d’In Harm’s Way (Première victoire, 1965) la force militaire opposée au danger dans le Pacifique et celui de Bunny Lake Is Missing (Bunny Lake a disparu, 1965) la disparition mystérieuse d’un enfant, symbolisée par une silhouette grossièrement découpée dont on ne voit que l’absence. Plus déconcertant, celui de Such Good Friends (Des amis comme les miens, 1971) s’inspire des papiers découpés de Matisse pour dessiner de généreuses formes féminines et contredire la sagesse promise par le titre. De tous ces logos cherchant à exprimer l’essence d’une abstraction, le plus audacieux est certainement celui de The Cardinal (Le Cardinal, 1963), qui se contente d’identifier le héros à une typographie presque banale, écrasée par celle démesurée, obscure, du déterminant qui pèse sur elle et menace de l’écraser contre le bloc de noir absolu qui constitue l’autre moitié de l’affiche.

Bass aime diviser l’image en surfaces monochromes violemment opposées et il n’utilise le plus souvent qu’une seule couleur en plus du noir et blanc élémentaires de l’affiche. Il n’est pas rare, alors, qu’il réserve cette couleur à la typographie des crédits officiels, comme pour In Harm’s Way et Bunny Lake Is Missing. Mais il joue comme personne avec le blanc du papier, souvent utilisé « par défaut », pour suggérer une image absente, et avec les typographies systématiquement créées pour les besoins du film et qu’il affectionne grasses, irrégulières et non alignées. Bunny Lake Is Missing présente en cet aspect un cas de figure très original où le lettrage du titre participe conceptuellement à l’image symbolique puisque les dernières lettres du mot « missing » s’effacent littéralement dans la matière de l’affiche. Pour Bass, l’affiche demeure avant tout un support de papier, ainsi qu’il le démontre avec sa création magistrale pour Exodus, où le logo occupant le centre se voit lui-même dévoré par des flammes qui consument même le titre, laissant le spectateur devant une affiche d’où l’image est en train de disparaître.


Jean-Pierre Berthomé a enseigné à l'université de Rennes. Spécialiste des décors de cinéma, il a publié des ouvrages sur Jacques Demy, Max Ophuls et, avec François Thomas, Citizen Kane (Flammarion, 1992) et Orson Welles au travail (Cahiers du Cinéma, 2006). Il collabore régulièrement à la revue Positif.