Les photos de décor de « La Rue rouge » (Fritz Lang, 1945)

Bertrand Keraël - 23 mars 2015

« Dans mes films, l’atmosphère, le décor jouent toujours un rôle capital. C’est un facteur dramatique auquel j’ai toujours accordé la plus grande importance ». Parmi les abondants documents qui constituent les fonds d’archives déposés par Fritz Lang à la Cinémathèque française entre 1955 et 1959 se trouvent de nombreuses photographies de décors, dont celle de La Rue rouge (Scarlet Street).

Les photographies de plateau immortalisent presque fidèlement une scène, le photographe se plaçant le plus près possible de la caméra ; les photographies de tournage montrent l’équipe au travail et des éléments techniques (caméra, éclairage, perches…). Il est relativement rare en revanche de trouver des photographies de décors, clichés dépouillés, sans personnage, sans technicien, sans réalisateur, sans appareil de prise de vue ni projecteur. Si l’on en rencontre pour certains films – puisque tous les studios en produisaient – et particulièrement dans le fonds Fritz Lang, il est très inhabituel d’en trouver autant pour un même film. En effet, il existe 82 photos de décors de La Rue rouge, où le seul élément qui rappelle l’univers cinématographique est un clap avec le numéro de la scène concernée.

C’est Fritz Lang lui-même qui met l’accent sur ce fonds particulier via une lettre qui accompagne son dépôt d’archives en avril 1955, dans l’inventaire consacré à La Rue rouge : « 7 photos de décors. Ces photos sont prises une fois que les scènes ont été tournées, pour l’éventualité de retournages ou de scènes additionnelles. Elles sont utiles aux ensembliers et aux accessoiristes. Elles leur permettent de vérifier exactement comment tout était disposé dans le décor pendant le tournage de la scène ». À la fin de ce recensement, Lang ajoute : « Je n’envoie pas plus de photos, mais j’en ai beaucoup. Si vous en voulez, faites-le-moi savoir. Vous pourriez avoir un jeu de 50 photos, si cela vous intéresse ». De fait, ce ne sont pas moins de 160 photos de plateau et 291 photos de tournage, dont celles de décors, ainsi qu’une quinzaine de photos de documentation qui composent le fonds photographique de ce film.

Pourquoi, quand et par qui ?

Ces photos de décors sont avant tout, comme le spécifie le réalisateur dans sa correspondance, un outil de travail pour les décorateurs. Les clichés, développés et tirés après le tournage, ne pouvaient en effet certainement pas servir à la script-girl pour déterminer la place des objets, ce que permettront les Polaroïds quelques années plus tard.

Le cinéaste précise certes que les photos sont prises une fois les scènes tournées, mais il apparaît qu’en fonction de la séquence, du déplacement des personnages et surtout des objets, certaines d’entre elles sont réalisées avant le début de la scène voire entre deux prises. Il ne fait aucun doute que c’est le photographe de plateau qui prend l’ensemble des photos, décors compris, puisque les points de vue sont pratiquement identiques. Mais l’initiative de ces clichés pourrait aussi bien émaner du set decorator, de la script-girl, du photographe de plateau ou le réalisateur lui-même.

Un décor pas si vide

En rapprochant une photo de plateau et une photo de décor aux cadrages quasiment identiques, se dégage la sensation d’une évaporation. Les acteurs se sont volatilisés comme par enchantement, laissant la place vide. Le décor semble figé dans le temps, comme si on avait photographié de façon frontale une maquette de décor en modèle réduit. On en oublierait presque qu’il y a une équipe de tournage. Et pourtant, même si le décor paraît vide, tout un monde gravite autour : au détour d’un reflet, ou bien sur le cliché même, on peut parfois apercevoir quelques membres de l’équipe, tel un technicien maintenant le clap, afin que celui-ci soit plus visible. Certains, n’ayant pas eu le temps de s’éclipser, apparaissent floutés, car le photographe utilise des temps de poses très longs pour bénéficier d’une grande profondeur de champ. Dès lors, tout mouvement se traduit par un flou involontaire.

L’étude du décor

Dans le film, la mobilité de la caméra – une des spécificités de Fritz Lang – et des plans plus ou moins serrés ne permettent pas de voir les décors dans leur intégralité. Les photos de décors, aux cadrages plus larges, offrent au contraire une vue d’ensemble. Ces photos deviennent alors un outil indispensable pour étudier le décor, l’agencement du mobilier, des objets, ou la disposition des pièces. On sait par exemple, grâce aux mentions et numéros indiqués sur les différents claps, que les décors ont été répartis sur une douzaine de plateaux (sets) pour les intérieurs et au moins sept pour les extérieurs, les plus grands plateaux étant dédiés aux appartements de Chris Cross (Edward G. Robinson) et de Kitty (Joan Bennett). On peut également reconstituer entièrement celui de Chris afin d’étudier la circulation d’une pièce à l’autre.

Pour La Rue rouge, ce sont Alexander Golitzen, un des grands directeurs artistiques de sa génération, et les set decorators Russell A. Gausman et Carl Lawrence qui ont en charge l’ameublement et les accessoires, livrant un travail remarquable. À partir de quelques phrases du scénario, Golitzen parvient à recréer tout un univers, sous la méticuleuse supervision de Fritz Lang.

Le Art Market ou la fierté de Fritz Lang

La Rue rouge est un remake de La Chienne de Jean Renoir, adapté du roman éponyme de Georges de La Fourchadière, et Fritz Lang s’en explique ainsi : « Nous connaissions le film La Chienne de Jean Renoir, aussi bien l’auteur Dudley Nichols que moi. Nous l’avions vu, je crois, en 1932. De nombreux metteurs en scène, même Lubitsch, avaient déjà essayé de filmer ce sujet. Et je dis cela avec beaucoup d’orgueil, non contre Lubitsch, mais pour moi-même : personne n’a réussi, jusqu’à ce que m’en vienne l’idée, à transplanter l’histoire à Greenwich Village. C’est un milieu d’artistes comparable disons à Schwabing ou à Montmartre… »

Au cours de l’écriture du scénario, Lang se rend à New York. C’est peut-être à à l’occasion de ce voyage que les photos de repérage dans les rues de Greenwich Village ont été prises, à moins qu’elles n’aient été rassemblées par le service documentation de la production. Ce qui est certain, c’est que ces photos ont inspiré Golitzen pour recréer en studio le marché de l’art de Greenwich Village. Dans le film, le travelling qui suit le personnage de Johnny (Dan Duryea) est assez rapide et ne permet pas de distinguer précisément les tableaux. De nombreuses photos de décors des différents stands de marchands de tableaux ont été prises afin de déterminer leur emplacement exact. En juxtaposant les différentes photos de la scène du marché d’art, il est possible de recréer le travelling de la scène pour suivre le personnage tout en s’attardant pour étudier les peintures.


Bertrand Keraël est iconographe à la Cinémathèque française