Dario Argento : horreur fin-de-siècle

Jean-François Rauger - 1 février 2016

Suspiria (Argento)

L’Histoire du cinéma se souviendra qu’il y eut, au crépuscule du dernier millénaire, l’équivalent des artistes Fin-de-siècle, cinéastes de la surcharge baroque, marquant l’épuisement des formes par un maniérisme sans entraves, un symbolisme obsédant, une confusion fatale du noble et du trivial. C’est ainsi que l’on pourrait définir Dario Argento qui, au-delà de la manière dont il a prolongé certaines traditions tout en les conservant par d’inédits tout autant qu’archaïques partis pris formels, aura occupé cette place-là. Dario Argento est aujourd’hui devenu une icône, l’emblème d’un cinéma populaire transalpin, capable de jouer sur les stimulations les plus primaires du spectateur tout autant que d’affirmer une savante affectation.

Dario Argento est né en 1940, fils d’un producteur et d’une photographe de mode. Il débute comme critique de cinéma, participe ensuite à l’écriture de plusieurs scénarios pour des productions plus ou moins prestigieuses, du film d’exploitation (Commando d’Armando Crispino, Cinq gâchettes d’or de Tonino Cervi, Un colt, une corde de Robert Hossein), à l’opéra funèbre et monumental (Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone, coécrit avec Leone et Bernardo Bertolucci), en passant par la comédie de mœurs (Metti una sera a cena de Giuseppe Patroni Griffi). Avec son premier long métrage, L’Oiseau au plumage de cristal, en 1969, Argento rencontre un succès phénoménal et pose les bases d’une nouvelle manière de thriller transalpin, pourtant déjà singularisé par les arabesques colorées d’un Mario Bava. Sadisme et érotisme, trivialité et sophistication, opéra et bande dessinée se mêlent de façon inextricable dans ce qui se révèlera une nouvelle forme, tout autant hantée par les stimuli d’une bande d’exploitation que par l’indécision errante d’une certaine modernité cinématographique. Les meurtres sont ritualisés, les espaces distendus et déconnectés. Le monde devient dispositif. Le giallo (du nom du genre cinématographique auquel le cinéaste vient de donner sa forme absolue), avec ses victimes féminines traquées et terrifiées, retrouve une généalogie, les racines du cinéma italien des années 1910, celui des dive en cheveux, errant dans des couloirs sans fin en se tordant les bras, figures exemplaires de l’hystérie. Argento continuera dans cette voie, relecture des conventions où l’énigme repose souvent sur la fallacieuse perception d’un élément mal vu ou mal entendu dans l’image ou le son, avec Le Chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris, tous deux de 1971. Ce principe trouvera sans doute sa plus belle expression dans Les Frissons de l’angoisse en 1975, point culminant de cette série. Revenir au début du film, rentrer dans l’image pour mieux la comprendre et en dévoiler le caractère de trompe-l’œil, va devenir le principe d’un cinéma qui avoue ainsi sa proximité avec le décorticage analytique dont le septième art est désormais universellement l’objet. Avec Les Frissons de l’angoisse, la poésie morbide et l’abstraction définissent une œuvre envoutante et frénétique, d’une cruauté exquise et démentielle. Renvoyant tout autant à une horreur contemporaine qu’à un onirisme gothique.

Les deux films suivants, Suspiria (1977) et Inferno (1980), ont pu laisser croire que le cinéaste s’orientait vers des récits surnaturels et une plus grande horreur graphique. Avec ces deux titres, Argento invente un expressionnisme en couleur, dépeint un monde psychique, obéissant à de pures logiques plastiques et chromatiques. Désormais, son cinéma va largement s’affranchir de la logique des genres et des prescriptions narratives. Ses films sont des contes de fées sanglants, des récits initiatiques et poétiques dans lesquels des jeunes filles communiquent avec des insectes (Phenomena en 1985), traversent le miroir pour déboucher sur des mondes parallèles (Suspiria déjà, Trauma, Le Syndrome de Stendhal, Le Fantôme de l’opéra). Les récits enfantins sont détournés pour se muer en cauchemars.

C’est à une mise en condition singulière du spectateur que s’attache l’art de la mise en scène dans les films de Dario Argento. Ce cinéma de la sensation brute fonctionne sur une manière d’écorcher les nerfs du spectateur. Mouvements d’appareils ultra élaborés, gros plans, fétichisme de l’objet (jouets, couteaux, rasoirs). Désormais, l’œil touche plus qu’il ne voit. Les discordances de la musique d’Ennio Morricone, les pulsations du groupe rock Goblin les accords de piano transmués en chœurs d’opéra imaginés par Keith Emerson sont autant d’invitations, sonores et musicales cette fois, au cœur d’un monde qui n’a aucun équivalent dans l’histoire du cinéma, même s’il fut à quelques reprises (plutôt mal) imité.

L’œuvre de Dario Argento, qui fut longtemps sous-estimée en dehors d’un cercle de cinéphiles particulièrement clairvoyants, a maintenant été remise à sa juste place. La Cinémathèque française avait rendu hommage au réalisateur en 1999. Ses films ont fait l’objet de restaurations et sont désormais visibles, pour la plupart, sous divers supports. Mais les retrouver en salles est sans doute le moyen le plus efficace pour éprouver leur force singulière, celle d’un cinéma de la décadence, travaillant à labourer la psyché d’un spectateur qui n’oserait pas y reconnaître ses peurs et ses désirs les plus intimes et les plus inavouables.


Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.