Revue de presse de « Ivre de femmes et de peinture » (Im Kwon-Taek, 2002)

Véronique Doduik - 11 janvier 2016

Ivre de femmes et de peinture (Im Kwon Taek)

Prix de la mise en scène en 2002 au Festival International du Film à Cannes, Ivre de femmes et de peinture (Chihwaseon) consacre le cinéaste coréen Im Kwon-taek, révélé en Occident par La Chanteuse de pansori (1993) et surtout par Le Chant de la fidèle Chunhyang (1999), qui figurait dans la compétition officielle à Cannes en 2000. Il s’agit pourtant du 98e film de ce réalisateur qui reste globalement méconnu hors de son pays. Ivre de femmes et de peinture évoque la vie d’un personnage réel, le peintre coréen Jang Seung-Ub, dit Ohwon (1843-1897), qui vécut au cœur d’une période tourmentée, celle du déclin de la dynastie Chosun, connue pour la splendeur de sa culture, mais déstabilisée par l’irruption de l’impérialisme occidental.
Le film sort dans les salles françaises le 27 novembre 2002 et son accueil critique est très enthousiaste.

Un film plein de désordre et de fougue, formidablement vivant

À la quasi-unanimité, la presse, générale ou spécialisée, ne tarit pas d’éloges sur Ivre de femmes et de peinture, une œuvre qui « emporte le spectateur dans un rêve, avec une truculence follement romanesque et une inspiration esthétique d’une vertigineuse maîtrise » (Les Échos). Les critiques mettent en avant la splendeur cinématographique, « à la fois romanesque et raffinée » (Les Échos) d’un film « renversant de beauté » (Positif). La Croix parle de la caméra d’Im Kwon-taek, « toujours magnifiquement placée », et Positif rend hommage au sens exceptionnel du cinéaste pour la composition des plans. Pour Pierre Murat dans Télérama, Im Kwon-taek filme « les errances perpétuelles de son héros dans des paysages somptueux qui ressemblent à ce qu’il peint, à moins que ce qu’il peigne colle tant à sa vie que toute frontière s’abolit ». Car, comme l’écrit Le Monde, « c’est à la peinture, à la manière de fixer et de transmuer les formes et les couleurs de la réalité, que s’attaque ce film à l’ébouriffante beauté plastique ». Pour ce même journal, la lumière, la texture des éléments, l’organisation « sémantique » des couleurs sont les sujets d’un film qui, grâce à la précision de la mise en scène, atteint même une abstraction, à laquelle le fidèle directeur de la photographie du réalisateur, Jung Il-sung, n’est pas étranger. Le Point apporte néanmoins un bémol en qualifiant le film de « bel objet glacé qui n’est pas toujours économe de lourdeurs démonstratives ».

Ohwon, le premier peintre coréen libre

Pour ce film retraçant l’itinéraire artistique du peintre Ohwon, Im Kwon-taek ne disposait que de peu d’indices. En effet, en dehors de son œuvre célèbre, l’artiste n’a laissé que très peu de repères biographiques. Pour Télérama, Im Kwon-taek a rêvé la vie du peintre, « appelant l’imaginaire pour combler tous les pointillés laissés par la réalité ». Car le cinéaste, au-delà de la destinée individuelle du peintre, s’intéresse plus à la figure de l’artiste dans son immense solitude et son combat pour la liberté de créer. « Plus que le portrait d’un artiste énigmatique, Im Kwon-taek brosse le portrait d’un peintre qui veut affirmer l’identité de l’artiste, loin des écoles, loin des académies », note Le Nouvel Observateur. En effet, dans la société coréenne du XIXe siècle, il n’existait que deux sortes de peintres : les peintres de cour, fonctionnaires soumis, et les peintres « lettrés », issus de l’aristocratie, qui, seuls, avaient assez d’éducation pour connaître la tradition de cet art qu’ils exerçaient pour le plaisir. Or, Ohwon était d’origine roturière. Comme l’écrit Michel Boujut dans Charlie Hebdo, « il commence par copier dans la fièvre les œuvres de ses grands devanciers, puis, cela ne lui suffit plus. Il va rompre avec la tradition, changer sa manière, briser les tutelles de l’académisme, être lui-même enfin, concentrer dans son dessin l’énergie vitale qui passe entre l’homme et la nature, saisir d’un trait d’encre l’essence des choses. En un mot, il résiste ». « Personne, hormis Maurice Pialat dans son Van Gogh, et dans un tout autre style, n’avait célébré avec cette intensité, cette incandescence, le rôle de l’artiste », précise Télérama. Ohwon sera le premier peintre au sens moderne du terme. Préférant l’errance sur les chemins au confort d’un palais, « il est le premier à vivre de ses tableaux, avec une indépendance farouche » (Le Figaro), « s’imposant par son seul génie » (Les Inrockuptibles). Pour Positif, il s’agit ici d’un film « emblématique pour la défense d’une création libre, autonome, sur un peintre qui a su se démarquer des contraintes de la peinture chinoise et développer un chemin personnel ». Ivre de femmes et de peinture est « un hymne somptueux à la liberté artistique », conclut Le Journal du Dimanche.

Une narration à l’image de l’itinéraire du peintre

Les critiques observent également que si le parcours artistique du peintre Ohwon est étroitement lié aux perturbations politiques et sociales de son pays, – « cet entremêlement de la petite et de la grande histoire est une constante dans l’œuvre du réalisateur » selon Les Inrockuptibles -, Im Kwon-taek s’intéresse moins au contexte historique qu’au personnage même de l’artiste. « Les méandres de la saga historique s’enroulent autour d’une vie d’artiste, l’ourlant de crises, d’élans, de figures et d’épopée », écrit Antoine de Baecque dans Libération. La presse pointe d’ailleurs la grande liberté de ton du film, et relève un mode de narration dont la dynamique est « nourrie de mouvements contradictoires, internes et externes » (Les Inrockuptibles). « Im Kwon-taek raconte ce destin, de la jeunesse turbulente à la disparition mystérieuse, à travers une série de séquences de travail et de vie, renonçant à l’exhaustivité pour privilégier des épisodes significatifs » (Libération), ajoutant que le cinéaste « déjoue tout risque de reconstitution historique, et échappe aussi au schéma illustratif et plat d’une mise en mouvement des tableaux ». Ainsi, les ellipses qui ponctuent le film lui évitent une linéarité chronologique ennuyeuse. L’insoumission du peintre atteint alors jusqu’à la forme même du film, qui échappe par ces petites touches rapides et sensuelles à tout académisme », souligne Libération.

Un mouvement naturellement cinématographique

La narration cinématographique épouse l’itinéraire spirituel du peintre. Le film commence sur le mode de la biographie romanesque, pour dépeindre ensuite l’explosion créative de l’artiste. « Dans sa première heure, le film est l’égal des premières œuvres du peintre, sans cesse guidé par son savoir-faire », écrivent Les Cahiers du Cinéma, poursuivant : « fort heureusement, Ohwon se met à chercher autre chose, le film avec lui. Il s’agit bientôt de ne plus montrer des œuvres que leur déchirure, leur impossibilité, leur chaos renouvelé ». Jeune Cinéma souscrit à cette analyse, ajoutant que le film « finit par une belle symbiose où l’artiste intègre littéralement son œuvre jusqu’au saisissant final où son corps s’embrase ». Dans Le Figaro, Marie-Noëlle Tranchant écrit : « l’errance et la quête d’Ohwon sont un mouvement naturellement cinématographique ». Citant Baudelaire, qui « voulait qu’à une œuvre d’art réponde une autre œuvre d’art, capable de faire résonner sous une autre forme, dans une autre fréquence, les vibrations de l’imagination créatrice », la critique reconnaît que le cinéaste a véritablement « composé un long et magnifique poème filmé sur le grand peintre coréen ». Allant plus loin, elle conclut : « Cette capacité d’illusion, où la notion de vraisemblance ne se pose plus, est davantage qu’un hommage à la peinture, une exaltation des pouvoirs du cinéma ».

Le corps à corps d’un homme avec sa création

La prodigieuse créativité d’Ohwon est le fil conducteur de ce film « où la grâce et la trivialité se coulent dans un même flux de sensualité » (Libération). Le Monde souscrit à cette analyse : « le jaillissement des formes sous le pinceau du peintre est de façon limpide rattaché à un déchaînement libidinal ». Ce qui est au cœur du film, c’est la création artistique comme mystère. « Au-delà de l’évocation biographique et historique, le cinéaste saisit l’inspiration même du peintre, son élan créateur, l’essence de son art », écrit Le Figaro. Selon 24 images, « Im Kwon-taek fait ressortir « cette brûlante nécessité qui habite le peintre, la flambée créatrice qui le traverse même à son insu comme une puissance parfois démoniaque ». Yannick Lemarié dans Positif déclare que le peintre devient alors un medium, qui, grâce à la précision de son trait, « conduit l’énergie universelle qu’il a su capter jusqu’au cœur du dessin ». Peindre est aussi un acte physique, dont l’énergie sexuelle est le moteur. « Ce peintre boit, peint, fait l’amour et disparaît : selon des pulsions, filmées littéralement, avec une brusquerie tendue entre la sauvagerie et l’élégance, entre le grotesque et le civilisé, qui forment le fondement de l’art d’Im Kwon-taek », écrit Libération. La Croix renchérit : « le film suit le peintre aux prises avec un talent qui ne lui laisse aucun répit et ravage sa vie personnelle », prenant comme exemple de sa recherche fusionnelle avec la peinture la scène saisissante d’Ohwon se vautrant dans l’encre et le papier ». Ce prosaïsme est paradoxalement poétique. Ainsi, note Télérama, « on sort émerveillé par la force du propos, par le lyrisme de la forme, par l’habileté d’Im Kwon-taek à transformer la vie en art, la trivialité en grâce, par ce déluge de couleurs, de cris, de larmes, de chair et d’alcool qui aboutit, selon la célèbre expression de Cocteau, à une orgie de pureté ».

Autoportrait du cinéaste en peintre

Les critiques ne s’y trompent pas : de toute évidence, « il y a bien des affinités entre le cinéaste et le peintre, dans leur vitalité créatrice irriguée par l’amour du vin et des femmes » (Le Figaro). Et Le Monde d’énumérer les similitudes entre le peintre Ohwon et le réalisateur Im Kwon-taek : comme lui d’origine modeste, voire miséreuse, le cinéaste apprit également les rudiments de son art en autodidacte, dans une industrie cinématographique routinière, uniquement préoccupée de la rentabilité à court terme. Puis, après avoir atteint la reconnaissance, (comme le peintre que le roi appela à l’Office royal de peinture), il prit sa liberté, en décidant de filmer autrement, à l’issue d’un conflit intérieur entre création et industrie. « Délivré du carcan de la biographie et de la tyrannie des faits, Im Kwon-taek scelle un pacte autobiographique avec le spectateur où il est attendu que derrière la vie du peintre se dessine la figure du cinéaste », écrit Samuel Blumenfeld dans Le Monde. « L’art, aux yeux du cinéaste, ne peut être que libre, débridé » (Le Nouvel Observateur). Et pour Antoine de Baecque dans Libération : « il est évident que le peintre et le réalisateur se confondent, au point de se regarder au fond des yeux et de fusionner, comme si l’art vaillant, primitif, jouissif, virtuose, du peintre s’avérait l’unique sujet du cinéma d’Im Kwon-taek ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.