Revue de presse de « Taxi Driver » (Martin Scorsese, 1975)

David Duez - 6 novembre 2015

Taxi Driver (Martin Scorsese)

Après une poignée de courts-métrage (dont Italianamerican en 1974) et trois longs métrages (Bertha Boxcar, Alice n’est plus ici et Mean Streets), Martin Scorsese reçoit, à 34 ans, la Palme d’or pour Taxi Driver. Deux ans après La Conversation de Francis Ford Coppola (Grand Prix International), cette 29e édition du Festival international du Film de Cannes récompense donc à nouveau la nouvelle génération du cinéma américain. Un prix qui déroute bon nombre de festivaliers et de critiques. Lors de la projection du film, de nombreux sifflets retentissent. « La condamnation par le président du jury [Tennessee Williams] de la violence et de la politique n’a pas empêché » d’auréoler « un film où la violence est la plus démente et apparemment la plus gratuite », constate Marcel Martin de la revue Écran. De fait, incompris d’une partie du public, Taxi Driver frôle l’échec critique. En deux phrases, Jean-Paul Grousset du Canard enchaîné résume l’opinion générale : « Si la tranche de vie américaine est parfois aussi tendre, écrit le journaliste, elle est souvent plus nerveuse et plus saignante. En oubliant quelques détours complaisamment sadiques, vous pouvez être client ».

Un film d’atmosphère

Dans les premières images, Taxi Driver brille par son atmosphère. « Au moins dans sa première partie, le film de Martin Scorsese rejoint toute une gamme de films sortis de la caméra-reportage des Coppola, Rafelson, Lukas, Hopper, Altman, et Mazursky. Même à travers une anecdote, [le metteur en scène] s’ingénie à capter la vie sur le vif », note Claude Baignères du Figaro avant de préciser : « L’environnement humain et décoratif reste toujours d’une absolue vérité ». « Né dans la Petite-Italie new-yorkaise, le réalisateur a gardé de son enfance le goût de la rue, l’amour du terrifiant et fascinant spectacle urbain », précise Jean de Baroncelli qui poursuit : « La représentation de ce spectacle, ces plongées nocturnes dans les quartiers excentriques de New-York constituent, selon le journaliste du Monde, le meilleur du film ». « Cinéma vérité », Taxi Driver propulse le spectateur sur la banquette arrière du taxi de Travis pour devenir, selon La Croix, un « observateur privilégié du New York by night… » « Il fallait tout le brio de Scorsese, son sens aigu du réalisme fantastique, pour exprimer la poésie cauchemardesque de ces nouveaux mystères de New York (et d’ailleurs) », signe plein d’enthousiasme Gilbert Salachas dans les colonnes de Télérama.

Violence gratuite

Pourtant, selon les critiques, Taxi Driver dérape progressivement, la déception succédant à l’admiration. « Le film bascule dans un univers grand-guignolesque où le metteur en scène semble plus fasciné par la violence – et les effets de caméra qu’elle lui inspire – que par la peinture lucide de son personnage de paumé », regrette Annie Coppermann des Échos. Cette dérive progressive « vers le spectaculaire », contrarie Jeune Cinéma, une revue qui ne cache pourtant pas son affection pour le nouveau film de Martin Scorsese. « Il est très dommage, écrit Claude Benoit, que l’explosion de violence, inévitable, qui conclut le film, d’une manière irréelle, soit entachée de complaisances et de gratuités ». Cette profusion de violence irrite Le Figaro : « Cette violence-là, nous la connaissons, et le film de Martin Scorsese ne nous apprend rien sur elle », constate un brin désabusé Michel Mohrt avant de poursuivre : « On a vu bien des films de ce genre et celui-ci sera vite confondu avec les autres. Il est sans originalité et sa violence a quelque chose de factice ». Dénuée de toute analyse, de toute explication, de toute condamnation, cette violence aveugle exaspère Claude-Marie Trémois : « Ce chauffeur de taxi un peu fêlé ne se retrouve, à la fin du film, ni à l’hôpital psychiatrique, ni en prison. Son film n’est pas un appel à la vigilance… Ce n’est qu’une belle machine qui fait naître chez le spectateur un malaise grandissant », dénonce ainsi la seconde plume de Télérama. « La triste vérité, conclut Maurice Tassart de Carrefour, c’est que la violence est spectaculaire et surtout photogénique. Il est évidemment possible de faire du cinéma qui, comme le théâtre, procède par allusions, mais la reconstitution réaliste d’une bonne bagarre bien sanglante sera toujours plus captivante pour les foules ».

Une morale ambigüe

La morale sous-jacente de Taxi Driver déstabilise la plupart des critiques. ‟ On ne se lave pas de ses péchés à l’église mais dans la rue “, écrivait Martin Scorsese en exergue de Mean Streets. Avec Taxi Driver, le cinéaste change sa caméra d’épaule. Après avoir posé un regard complice du côté de l’East Side, Scorsese délaisse la communauté italo-américaine pour un cinéma W.A.S.P. Les « émotifs » de ses précédents films sont remplacés par un « désespéré » atteint d’« anesthésie affective », signale Michael Henry de Positif. La dramaturgie religieuse chère à Martin Scorsese semble atteindre ici un paroxysme. A l’instar de la mythologie chrétienne, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese entend nettoyer New York, Babylone moderne de verre et de béton, de ses principaux stigmates : petite délinquance et corruption en col blanc. Pour les lecteurs de L’Aurore, Guy Teisseire entraperçoit « les contours de ce que certains psychiatres ont appelé la névrose chrétienne… Mais, Travis, l’ange purificateur de Taxi Driver, a de toute évidence moins de traits communs avec Scorsese, le catholique de Little Italy, qu’avec Schrader [scénariste du film], le calviniste du lointain Michigan, dont De Niro porte d’ailleurs la tenue favorite », précise-t-il. Parce qu’elle « fait précisément le lit des fascismes », cette « leçon de morale » matinée de froide violence, agace Tristan Renaud de la revue Cinéma, pour qui « Taxi Driver laisse une impression désagréable d’instabilité, de complaisance et de veulerie ». « Bien sûr, on n’épouse pas le point de vue du personnage : on montre simplement qu’il n’y a pas d’autre issue pour un petit blanc paumé, qui a conservé, quelque part, le sens de certaines valeurs », temporise Pascal Kané qui se risque dans Les Cahiers du Cinéma à « une simple mise en garde : il ne faudrait pas s’étonner si… ». Claude Beylie réfute quant à lui toute idée de « leçon de morale » intrinsèque à Taxi Driver. Contrairement à ses confrères, le critique de la revue Écran voit dans « le refus de prendre clairement parti pour ou contre cette frénésie destructrice, [comme] une preuve supplémentaire du talent » d’un cinéaste, qui « nous ramène délibérément au plan de l’allégorie ». Préférant « le conte » à la fable moralisatrice, Martin Scorsese réaffirme, « contre toute attente, les pouvoirs du cinéma ».

La faute au scénariste

Scénariste pour Sydney Pollack (The Yakuza), Brian De Palma (Obsession) et Steven Spielberg (Rencontre du troisième type), Paul Schrader cristallise aussi certaines critiques. Film sur la solitude urbaine, Taxi Driver se veut, selon ses propres propos, « amer » et « offensif » (Le Monde) ; un film dont la principale « difficulté » était, toujours pour le scénariste, « d’ajuster les idées personnelles [la violence que tous nous portons en nous-mêmes] au cadre commercial » (Cinématographe). L’exercice semble tourner à l’échec, l’écriture de Taxi Driver suscitant l’ire de nombreux critiques. Ainsi pour Le Monde, « ce scénario, dont le propos semble être de montrer à quel point la vie moderne est génératrice d’agressivité, à quel point également les poisons du fascisme sont prompts à se réveiller, n’évite pas toujours les lieux communs et les artifices ». « Là où l’on espérait une prise en charge réelle de problèmes déterminants (la politique, ses relations affectives et l’environnement social), l’on a que superficialité, connotations lourdes, dialogues plats », fustige Bernard Chavardes de Téléciné. Plus pondéré, Julien Brunn dénonce pour Libération, la « linéarité » d’un scénario, enclin à une certaine « normalisation », un « côté un peu rangé par rapport au film précédent de Martin Scorsese (Mean Streets) ».

Virtuosité de la réalisation

Mise en scène, photographie, montage, bande-son… Taxi Driver profite par contre, pour la critique, d’une technique irréprochable. « Inachevé sur le fond, ce quatrième long-métrage est, selon François Gault du Coopérateur de France, une œuvre incontestablement remarquable, se développant sur des images souvent superbes et parfois envoûtantes ». A Cannes, Le Monde salue le savoir-faire de Martin Scorsese : « Avec Taxi Driver, nous assistons vraiment au triomphe de la mise en scène, du style, de la virtuosité technique. Scorsese fait tout passer, même des moments de violence qui pourraient sembler gratuits, même un faux happy-end, mi eau-de-rose, mi vinaigre, auquel on ne s’attendait guère ». La photographie « sale » et « grumeleuse » de Michael Chapman ne fait pas pour autant de Taxi Driver un film underground. Bien au contraire. L’Humanité précise à ses lecteurs que « le style de la mise en scène est ici d’un quasi classicisme ». Pour La Revue du Cinéma, Guy Allombert décrit une réalisation étonnante, « qui tient à la fois d’un néo-réalisme très actuel et d’un onirisme cauchemardesque dans son vérisme recherché », avec pour seul credo : « secouer le spectateur ». La critique célèbre aussi la piste musicale de Taxi Driver. Ainsi, Jean-Jacques Bernard rappelle aux lecteurs de la revue Cinématographe, que « le film est dédié à Bernard Herrmann (décédé au terme du mixage) qui signe une de ses plus belles musiques, la plus neuve en tous cas où le contrepoint permanent ouvre une perspective seconde au film ».

Un casting trois étoiles

La distribution fait également l’unanimité. « Bouleversante de vérité » (Le Coopérateur de France) ou « magistrale » (Les Echos), l’interprétation de Robert De Niro tient le haut de l’affiche. Formé à l’Actors studio, Oscar du meilleur acteur deux ans plus tôt pour son rôle de Vito Corleone dans Le Parrain 2 de Francis Ford Coppola, Robert De Niro « mérite qu’on le qualifie de superstar », surenchérie Henry Chapier dans les colonnes du Quotidien de Paris : « sa performance, poursuit-il, n’est jamais jouée, mais vécue jusqu’aux tripes dans le moindre geste, dans chaque crispation du visage, dans toute la profondeur, les éclairs et les nuances de ce regard inoubliable ». A ses côtés, « deux jeunes femmes sont particulièrement remarquables », écrit France Soir qui se fait une joie de les présenter : « Dans le rôle de Betsy, Cybill Shepherd, très jolie blonde, a de l’allure et de l’humour. Pour elle, c’est la confirmation des espoirs nés au moment de La Dernière séance [de Peter Bogdanovich] et de Daisy Miller [(id.)]. Et Jodie Foster [Iris] est excellente dans le rôle de la prostituée mineure. Vedette très populaire de feuilletons télévisés, elle commence là une carrière cinématographique prometteuse qui intéresse déjà plusieurs producteurs français ».

Les héros sont fatigués

« Si Taxi Driver était si attendu, rappelle Max Tessier pour la revue Écran, c’est surtout parce qu’il renoue à sa manière avec tout un courant populaire du film noir social », cher à Elia Kazan, Edward Dmytryk, Joseph Losey ou encore Jules Dassin. Pour autant, précise le journaliste, « Scorsese ne fait pas de rétro » : aux « somptueux décors », le metteur en scène préfère arpenter « les rues sales et grouillantes de Manhattan, Brooklyn ou Haarlem ». Si sa caméra affleure l’asphalte, le cinéaste évite soigneusement « le culte de la mythologie du trottoir new-yorkais » pour se concentrer exclusivement sur le « point de vue du personnage », souligne Jean Roy pour la revue Écran. Martin Scorsese modernise, ainsi, le genre pour mieux se l’accaparer. Avec Taxi Driver, le metteur en scène donne à voir une œuvre à froid, un instantané, une œuvre qui « consiste à prendre systématiquement le contre-pied d’autrefois pour en délivrer l’exact négatif, tout en évitant soigneusement de mettre en question les fondements du système », rappelle Hervé Délilia. « Au cinéma le rêve américain a disparu, constate non sans ironie le journaliste de Politique hebdo. Pour le magazine de gauche, le réalisateur travaille à une « démystification du héros : plus il progresse, plus il devient impuissant ». L’ère des « James Stewart, John Wayne, Gary Cooper et autres… toujours vainqueurs au mot fin » est ainsi révolue. Place aux antihéros.


David Duez est chargé de production documentaire à la Cinémathèque française.