Revue de presse de « La Dernière tentation du Christ » (Martin Scorsese, 1988)

Véronique Doduik - 24 septembre 2015

La Dernière tentation du Christ

La Dernière tentation du Christ, sorti en France le 28 septembre 1988, a suscité l’une des controverses les plus violentes de l’histoire du cinéma. Le film est adapté du roman éponyme de l’écrivain grec Nikos Kazantzakis, publié en 1954. Pour Martin Scorsese, fils d’une famille sicilienne catholique, tenté par la prêtrise dans sa jeunesse, ce film tient autant de l’acte de foi le plus intime que du défi artistique. Si le film suscite un mouvement de rejet dans les milieux religieux conservateurs américains, c’est en France qu’il va déchaîner les polémiques les plus virulentes autour de son caractère prétendument blasphématoire. Des actions d’intimidations violentes, orchestrées par des groupes catholiques traditionnalistes alliés à des associations d’extrême droite, compromettent gravement la diffusion du film, qui, en moins d’un mois, disparaît presque totalement de l’affiche. L’« affaire Scorsese » culmine tragiquement avec l’incendie criminel du cinéma Le Saint-Michel au soir du 22 octobre, où quatorze personnes sont blessées. Dans la presse, le débat idéologique autour de ce film « sacrilège » va occulter presque totalement la critique cinématographique.

L’Évangile selon Scorsese

Cette « dernière tentation » du Christ qui a tant fait scandale, quelle est-elle ? Le Monde la décrit comme l’hallucination d’un Jésus taraudé par sa double nature humaine et divine : tenté au moment de mourir sur la croix par un ange qui se révélera être le Diable, il renonce à son sacrifice pour vivre une vie d’homme, épouser Marie-Madeleine, devenir père et vieillir paisiblement auprès des siens. Mais il retournera sur la croix en acceptant d’être le fils de Dieu à la fin de sa vie terrestre, convaincu par Judas et par Paul reconverti en prédicateur. Il s’agit donc d’un film sur la « tentation de l’humain » à laquelle Scorsese (fidèle au livre de Kazantzakis) imagine que Jésus aurait pu céder.

Film blasphématoire qui porte atteinte à la foi chrétienne, comme l’affirment les autorités catholiques ? Le journal chrétien La Croix est au cœur de la controverse. Durant plusieurs semaines, ses colonnes se font largement l’écho d’une polémique de nature essentiellement idéologique. Le principal reproche fait au film de Scorsese est de remettre en cause le message des Évangiles, en multipliant les « entorses » au texte sacré. Le cinéaste tenterait de « brouiller notre perception de Jésus en s’en tenant essentiellement à son caractère humain », en le montrant « comme un être faible, assailli par le doute, et qui cherche à se dérober à son destin ». Le Figaro n’est pas en reste : « Le film est une profanation, un dépeçage du sacré », qui présente « un Christ démystifié, déboussolé par ses fantasmes, alternant violences hystériques et sourires sulpiciens ». « Comment expliquer que tant d’hommes, à son époque et dans les siècles qui ont suivi, aient accepté de mettre leurs pas dans ceux d’un personnage aussi velléitaire et falot ? », s’interroge Le Monde. La Croix accuse aussi Scorsese de donner une image fausse de la figure de Judas, « personnage mystérieux dans les Évangiles, dont le cinéaste fait le mentor et le confident de Jésus-Christ ». Même reproche pour la scène d’amour entre Jésus et Marie-Madeleine, « cette invention pernicieuse », pourtant jugée « brève et pudique » par Le Monde. Mais surtout, le quotidien catholique dénonce « l’imposture attribuée à Paul d’avoir entièrement inventé la résurrection » pour construire la doctrine chrétienne, sous prétexte que les hommes ont besoin de croire en Dieu, accréditant la thèse d’une religion « opium du peuple ». Henri Tincq livre dans Le Monde une première analyse dépassionnée de la situation : « En voulant souligner la plénitude de l’humanité du Christ, Martin Scorsese, sans doute involontairement, a franchi la barrière infranchissable pour une conscience chrétienne, admettre un Christ pêcheur ». Certains critiques de La Croix refusent toutefois, au nom de la liberté d’expression, de condamner le film. « L’image du christianisme donnée par ces excès est infiniment plus dangereuse que celle véhiculée par le film de Scorsese », s’insurge par exemple Yves De Gentil-Baichis. D’ailleurs, comme le rappelle Le Monde, Scorsese a voulu faire un film qui soit une « métaphore de L’Évangile, non un film tiré de l’Évangile », et le spectateur est averti dès le générique de son caractère fictionnel. Le cinéma, depuis ses débuts, n’a cessé de revisiter la Bible. « Est-ce à dire que tout film, en dehors d’un projet apologétique ou hagiographique, est par avance irrémédiablement voué à l’échec ? » s’interroge Le Monde, citant en particulier L’Évangile selon Saint Matthieu de Pasolini (1964) et Jésus de Nazareth de Zeffirelli (1976), qui, eux, avaient pris le parti de la fidélité au texte de la Bible. « L’entreprise de Scorsese était autrement risquée, poursuit Le Monde. Le cinéaste, en effet, « ne raconte pas le personnage de Jésus à partir d’une histoire. Il bâtit une histoire à partir du personnage de Jésus. ». Daniel Toscan du Plantier, dans Le Figaro Magazine et dans Pariscope, déclare son amour pour « ce film dérangeant, puissant et bouleversant (…), ce grand film d’amour des hommes où la seule audace est de nous montrer un Christ humain, rongé de doute et de peur, sur la route de sa Passion, dont il essaie en vain de se détourner dans l’espoir d’une vie heureuse (où est le scandale ?), avant de choisir et d’exiger de son Père le sacrifice de la croix. » Le critique salue la fidélité du film au roman de Kazantzakis, par la forme et surtout par l’esprit : « L’adaptation à l’écran lui a donné une force primaire, immédiate, universelle qui est la nature même du cinéma. »

Un péplum sulpicien ?

Certains critiques reprochent à La Dernière tentation du Christ un côté conventionnel et une certaine lourdeur sulpicienne. Pour Les Échos, c’est « un film « appliqué et sans inspiration », pour La Croix « un non-évènement cinématographique », dont « certaines séquences, a priori scabreuses, sont plus proches du ridicule que du sacrilège ». L’Express parle d’un « film décevant, à mi-chemin de Hollywood et du Saint-Sulpice de la grande époque, avec un Jésus revisité façon kitsch ». Le Figaro Magazine partage cet avis : « Un film beaucoup trop long et incertain, oscillant entre le péplum hollywoodien et le docu-drama freudien ras du sol, l’ensemble rayonnant de niaiserie ». L’Humanité Dimanche n’est pas plus tendre : « On est bien loin de la dialectique pasolinienne, encore plus des foucades sacrilèges de Buñuel. L’Église catholique s’en remettra vite. » Robert Chazal porte l’estocade : « Dieu reconnaîtra les siens, mais, s’il est cinéphile, il aura bien du mal à pardonner », écrit-il dans France-Soir.

Des outrances à la Grand-Guignol ?

Beaucoup de journalistes s’accordent pour qualifier certains passages de La Dernière tentation du Christ de grotesques et dignes du Grand-Guignol. Ainsi, les métamorphoses de Lucifer dans le désert avec leurs « effets spéciaux voyants » (L’Humanité), ou les miracles « illustrés naïvement au premier degré avec tous les artifices du cinéma moderne » (La Croix). La résurrection de Lazare, traitée dans un « pur style horrifique Hammer-Carpenter » (Libération), évoque, selon La Croix « quelque Nuit des morts-vivants ». Le Monde reproche au film de jouer avec excès sur l’émotivité du spectateur, avec une « surenchère du sang » et un « Christ prêchant comme un télévangéliste américain ». « On aurait préféré un style plus rigoureux et dépouillé », renchérit Jeune Cinéma. Pour le Nouvel Observateur en revanche, Scorsese « refuse d’emblée les facilités de l’imagerie biblique familières au cinéma depuis Cecil B. De Mille et les pionniers du Film d’Art, et substitue aux conventions picturales traditionnelles celles du cinéma contemporain ». De même, pour Antoine de Baecque dans les Cahiers du cinéma, le cinéaste « dépouille le Christ du halo de magnificence à la Zeffirelli et recherche l’illustration primitive, expressionniste, de la souffrance, pour le filmer comme un homme ». Positif explique ces outrances par le fait que l’univers torturé de Scorsese se situe à l’opposé de l’académisme qui d’habitude emprisonne les représentations filmiques de l’Évangile : « Un des traits dominants de ses personnages est leur énergie, leur mouvement perpétuel. Leurs névroses, leur angoisse s’extériorisent toujours en une gestuelle », poursuit le journal pour expliquer ce qui pourrait être regardé comme des outrances. Pour Antoine de Baecque, « si Scorsese s’attarde sur les stigmates de la Crucifixion, filme le cœur palpitant, c’est pour montrer ensuite ce même corps cicatrisé, adouci, finalement vieilli. Ce corps dédoublé devient peu à peu le personnage central du film ». « Rarement un film n’avait réussi à “sentir” si profondément la matière humaine, à la rendre par des images simples et précises. Cette double transformation de la chair accompagne le voyage de la figure christique, ce voyage que Martin Scorsese accomplit dans l’émotion, avec cette volonté de rester toujours à fleur de peau », conclut-il.

Un anachronisme revendiqué

La presse remarque que Martin Scorsese, déjà peu respectueux de l’imagerie biblique traditionnelle, a transgressé toute vraisemblance « historique ». Serge Toubiana, dans les Cahiers du cinéma, écrit : « Il est dans la nature des films sur le Christ de reposer sur l’imagerie et d’apporter des touches d’imaginaire », ajoutant : « De ce point de vue, Scorsese n’y va pas de main morte, fait jouer le rôle des Juifs par des Arabes, celui des Chrétiens par des Américains et faisant parler les Juifs en arabe. Le film atteint des sommets de métissage culturel. » Le choix de l’acteur principal est parfois discuté. Pour Le Quotidien de Paris, Scorsese nous présente « un Jésus américain blond, aux yeux bleus, bien bâti et psychiquement fragile, dans une foule de type sémite » : « un Jésus moderne, qui a fait son service chez les hippies probablement », ironise le journal. Pour Le Monde, le Jésus de Scorsese est « un enfant d’aujourd’hui, trop superficiellement d’aujourd’hui ». « Son Jésus blond aux yeux bleus ressemble à un surfeur californien vieilli avant l’âge », conclut Le Figaro.

Quant aux dialogues, ils « rejettent l’archaïsme et la solennité pour un vocabulaire et un ton délibérément moderne (et américain) et contribuent à casser l’académisme qui menace constamment tout film biblique », selon Positif. Les artistes ont toujours représenté le Christ comme un homme de leur époque, souligne la revue. Pour Libération, « faire parler volontairement un langage moderne et contemporain à ses acteurs est pour Scorsese un moyen d’être être en prise directe avec le public, d’inscrire l’histoire du Christ dans le monde d’aujourd’hui ». Le refus de la tradition se prolonge jusque dans la musique, qui, « agressivement non occidentale, tourne le dos au symphonisme hollywoodien, en faveur de sauvages orchestrations d’instruments primitifs » (Positif). Ce qui n’est pas du goût du journal Les Échos, qui critique « la musique très américaine de Peter Gabriel et des choraux à la Jesus Christ Superstar ».

Jésus, un héros scorsesien

La presse en général s’accorde à reconnaître que La Dernière tentation du Christ est pour Scorsese une œuvre très personnelle, observant que la figure du Christ est au cœur même de son cinéma, ancré dans les thèmes de la tentation, de l’expiation des péchés, et de la rédemption. « Ce Christ souffrant qu’il poursuit de film en film, il a fini par le rattraper », écrit Antoine de Baecque dans les Cahiers du cinéma. « Le film s’inscrit dans les obsessions du réalisateur et dans l’itinéraire spirituel de ses héros », renchérit L’Humanité, précisant que « tout film de Scorsese est un chemin de croix métaphorique ». « Chez Scorsese, la croyance ne va pas sans la douleur (…). L’essence de l’art, chez lui, a toujours été la meurtrissure, le stigmate », ajoutent les Cahiers du cinéma. Pour Positif, le Christ de La Dernière tentation « prend tout naturellement sa place aux côtés du Charlie de Mean Streets (1973), du Travis de Taxi Driver (1975), ou du Jake LaMotta de Raging Bull (1980) ». Ce journal écrit encore : « En bon héros scorsesien, Jésus ne semble pas savoir ce qu’il fait, ni pourquoi : la structure abrupte et discontinue du film s’articule sur ses revirements et changements de direction répétés ». Les Cahiers du cinéma retrouvent ici à l’œuvre un ressort récurrent de la fiction chez Scorsese : « Le héros tente d’arrêter le cycle qui l’entraîne. Jésus veut vieillir pour échapper à la souffrance. Jésus incarne la figure dépassée par son mythe ».

Un casting déroutant

Le casting peu conventionnel de La Dernière tentation du Christ retient l’attention des critiques (on peut y voir par exemple David Bowie en Ponce Pilate) : « Scorsese renouvelle complètement l’image que nous avait donné de leurs personnages l’iconographie picturale ou cinématographique », écrit Positif. Malgré quelques avis divergents, une mention spéciale est décernée aux deux acteurs principaux : Willem Dafoe (Jésus) et Harvey Keitel (Judas), qui « donnent à leurs personnages une épaisseur humaine, vécue, rendant naturels ces personnages symboliques et abstraits » (Pariscope). « Chair d’homme habitée par le verbe divin, Dafoe impose un étonnant Jésus dont le corps entier exprime la puissance des conflits qui le taraudent, la force surnaturelle qui le pousse en avant » (Le Point). Pour L’Express, « la richesse de son interprétation, qui parvient à transcender les contradictions de son personnage, entre pour beaucoup dans la force de conviction du film ». Face à lui, Harvey Keitel incarne de l’avis général un Judas farouche qui exprime toute l’âpreté, toute la violence d’un monde où règnent la misère et l’oppression. Daniel Toscan du Plantier, dans Pariscope, partage ce point de vue : « La plus grande réussite du film est d’avoir rendu familiers, simples, modernes, les héros de la plus vieille histoire du monde, avec des images lumineuses, évidentes, comme la vérité qu’elles expriment, scandées par le prodigieux accompagnement musical de Peter Gabriel, version moderne des “Passions” de Jean Sébastien Bach ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.