« Marius », les débuts de Marcel Pagnol au cinéma

Hervé Pichard - 17 septembre 2015

« L’accent ne constitue pas, chez Pagnol, un accessoire pittoresque, une note de couleur locale, il est consubstantiel au texte et, par là, aux personnages. Ses héros le possèdent comme d’autres ont la peau noire. L’accent est la matière même de leur langage, son réalisme. Aussi, le cinéma de Pagnol est tout le contraire de théâtral, il s’insère par l’intermédiaire du verbe dans la spécificité réaliste du cinéma. Pagnol n’est pas un auteur dramatique converti au cinéma, mais l’un des plus grands auteurs de films parlants. » (André Bazin, 1953)

Marcel Pagnol défend le cinéma sonore

L’un des premiers grands films parlants du cinéma français est sans aucun doute Marius. Adapté de la pièce à succès de Marcel Pagnol, le premier film de la trilogie marseillaise est réalisé en 1931 par Alexandre Korda et supervisé par l’auteur, dans les nouveaux studios de la Paramount. La complicité entre les deux hommes, accompagnés par les comédiens du Théâtre de Paris (Raimu, Pierre Fresnay, Orane Demazis…), offre un film humaniste et réaliste, au discours universel et aux accents méridionaux. Marius, suivi de Fanny, réalisé par Marc Allégret l’année suivante, puis plus tard de César en 1936, feront du jeune auteur de théâtre inexpérimenté l’un des plus remarquables réalisateurs français, auteur, producteur et inventeur de génie.

Après le triomphe de Topaze au Théâtre des Variétés, la pièce Marius, inspirée de L’École des femmes de Molière et du Barbier de Séville de Beaumarchais, est créée au Théâtre de Paris le 9 mars 1929 avec les mêmes comédiens que l’on retrouve dans le film deux ans plus tard.

Au printemps 1930, Marcel Pagnol découvre à Londres, sur les conseils de Pierre Blanchard, le premier long métrage entièrement sonore, le film musical américain, Broadway Melody de Harry Beaumont. Bouleversé par cette nouvelle invention, Marcel Pagnol exprime son enthousiasme et publie un article sur les nouvelles potentialités qu’offre le cinéma parlant dans le quotidien Le Journal le 17 mai 1930. Il y défend « l’immense valeur artistique et commerciale du nouveau moyen d’expression », et certains paragraphes font preuve d’une étonnante modernité : « Nous pourrons écrire une scène chuchotée, et la faire entendre à trois mille personnes, sans changer le timbre ni la valeur du chuchotement. Voilà un domaine nouveau : celui de la tragédie ou de la psychologie qui pourra s’exprimer, sans cri et sans geste, avec une admirable simplicité et une mesure jusqu’ici inconnue. »

Ses théories rencontrent pourtant une farouche opposition des auteurs et metteurs en scène de théâtre, persuadés que le cinéma sonore mènera celui-ci à sa perte. De même, le milieu du cinéma rejette presque unanimement toutes ses idées visionnaires. Le cinéma parlant est perçu comme une simple curiosité passagère, puis avec le succès persistant, il effraie une grande partie de la profession, attaché aux films muets pour des raisons artistiques et mais surtout économiques.

Le cinéma parlant avait bien des raisons d’inquiéter. De nombreux acteurs des années 20, qui s’exprimaient par le geste, sont bien incapables de réciter un texte avec émotion. Une partie de l’économie reposait sur le cinéma muet et sur l’exploitation internationale de l’œuvre, ce que les films parlants ne pouvaient offrir. De même, les premières techniques de prise de son présentent des résultats peu convaincants. Marcel Pagnol le reconnaît lui-même : « Le film parlant allait exiger la construction de nouveaux studios insonorisés, il fallait louer à prix d’or un matériel américain, et payer très largement des ingénieurs spécialisés dont la présence était indispensable, car les mystérieux appareils de son étaient d’une extrême fragilité. »

Pagnol et ses débuts au cinéma

Marcel Pagnol, convaincu par le cinéma parlant, doit cependant apprendre les étapes de fabrication des films. Il débute aux côtés du directeur de production Robert T. Kane, deux semaines après l’ouverture des studios des Réservoirs construits par la Paramount à Saint-Maurice. Il découvre ainsi les différents métiers, l’organisation des studios et, plus tard, l’hostilité envers les auteurs, ce qui l’encouragera finalement à fonder ses propres studios.

Les productions sonores de la Paramount en France ne sont guère convaincantes et se traduisent par plusieurs échecs inquiétants, mais suite au succès inattendu d’un premier film français, Jean de la Lune de Jean Choux, Kane propose à Marcel Pagnol d’adapter Marius au cinéma. Après de longues hésitations, la Paramount accepte les conditions de l’auteur, qui impose en premier lieu les comédiens de la pièce. Il réclame aussi des droits d’auteur sur les recettes. Pagnol autorise en contrepartie une version allemande et une version suédoise de Marius. Il sera superviseur de la production française et devra collaborer avec un réalisateur expérimenté, Alexander Korda.

Alexander Korda a déjà tourné de nombreux films muets en Hongrie, son pays natal, puis dans d’autres pays d’Europe. Aux États-Unis, il participe aux premières expériences sonores et réalise trois films entièrement sonorisés entre 1929 et 1930 dont The Squall et Women Everywhere. Il quitte ensuite Hollywood pour rejoindre les studios français de la Paramount. Marcel Pagnol et Raimu, tout d’abord réticents à confier la réalisation à un étranger – certainement peu sensible à l’esprit méridional –, découvrent un cinéaste érudit, attentif et respectueux de l’adaptation proposée par l’auteur, qui apporte son savoir-faire, fait des propositions de mise en scène, tout en respectant les orientations de Marcel Pagnol. Malgré quelques complications techniques, liées aux prises de son direct, le tournage se déroule dans la plus grande complicité entre des deux hommes et les comédiens qui connaissent parfaitement leurs rôles.

Malgré le mépris des producteurs, trouvant le film « amateur » et bien trop long, Kane respecte ses engagements et accepte le montage proposé par Korda et Pagnol, sans trop y croire. Le succès public considérable de Marius encourage Marcel Pagnol à développer d’autres projets en s’impliquant de plus en plus et entreprend l’écriture de Fanny.

« Marius », premier titre restauré de la trilogie marseillaise

La Compagnie méditerranéenne de films et la Cinémathèque française se sont engagés en 2015 dans la restauration de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol. Marius, Fanny et César seront ainsi conservés dans les meilleures conditions et seront présentés à nouveau au public français et étranger pour célébrer les 120 ans de la naissance de Pagnol (né en 1895). Une rétrospective complète de son œuvre sera aussi présentée en 2016 à la Cinémathèque française.

Marius, Fanny et César, comme d’autres grands classiques des années 30, ont fait l’objet au fil des années de ressorties régulières, et les négatifs originaux (image et son) ont malheureusement été trop souvent manipulés. Ces éléments photochimiques d’origine, sur support nitrate, sont aujourd’hui particulièrement endommagés.

Le négatif nitrate de Marius a été scanné en 4K au laboratoire Digimage par immersion afin de conserver au mieux la qualité photographique des images et d’éliminer les rayures superficielles. Ensuite, les défauts plus importants (taches, déchirures…) liés à l’usure de la pellicule ont été traités image par image. Plus de 400 heures de travail ont été nécessaires pour obtenir le résultat final. L’étalonnage en proxy 2K a été supervisé par le chef opérateur Guillaume Schiffman, grand amateur des films de Marcel Pagnol. Il a apporté son regard et ses connaissances techniques tout en respectant les contrastes et la densité lumineuse propres au début des années 30 et voulu par le directeur de la photographie à l’époque, Theodore J. Pahle.

De même, Marius, tourné avec les tous premiers procédés d’enregistrement sonore (de la Western Electric), a exigé un travail précis et modéré afin de retrouver l’intelligibilité des dialogues sans pour autant dénaturer le son d’origine. Cette restauration a été faite à partir du négatif son nitrate et d’un contretype afin de compléter les manques.


Hervé Pichard est directeur des collections films à la Cinémathèque française.