« Accattone » et « Mamma Roma » de Pier Paolo Pasolini : deux films rêvés sur le papier

Olivier Bohler - 15 octobre 2013

À l’occasion de l’exposition « Pasolini Roma » (16 octobre 2013 – 26 janvier 2014), retour sur deux manuscrits donnés par le cinéaste à la Cinémathèque, au début des années soixante-dix.

Pier Paolo Pasolini a fait don à la Cinémathèque française de deux manuscrits relatifs à Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), qui se présentent sous la forme de découpages : chaque plan correspondant à un dessin, accompagné d’une description sommaire de l’action et des dialogues, renvoie aux scénarios rédigés préalablement par Pasolini. Leur dernière édition est celle des œuvres complètes, publiées dans le Tome 1 de Pier Paolo Pasolini, Per il cinema, sous la direction de Walter Siti et Franco Zabagli par l’éditeur milanais Mondadori en 2001. C’est cette édition, consultable à la Bibliothèque, que nous retiendrons comme référence.

Grâce au témoignage de Bernard Eisenschitz, il est possible de dater ce don entre fin 1969 et fin 1970. À la demande d’Henri Langlois, il avait en effet rencontré le cinéaste à Rome : « J’étais allé dans l’appartement de Pasolini dans le quartier de l’EUR. Il avait été comme toujours de la plus grande courtoisie. Je ne sais pas si c’était la première fois que je le rencontrais, ou si c’était après l’interview que j’avais faite pour L’Avant-scène (pour la filmographie du numéro Oedipe roi) à l’hôtel, rue des Beaux-Arts, au moment où j’ai travaillé avec lui sur la version française de Porcherie. » rapportait Bernard Eisenschitz dans un courriel en date du 25 juin 2013.
Le chef opérateur d’Accattone, Tonino Delli Colli, se souvient que grâce à ces découpages « Pasolini était capable de commencer la séquence par le dernier plan », tandis que Carlo di Carlo, assistant sur Mamma Roma, explique qu’il « schématisait les séquences pour en obtenir la vérification visuelle et technique (il annotait les objectifs et les mouvements) des solutions narratives. ». Tous deux sont cités par Antonio Bertini dans Teoria e tecnica del film in Pasolini, publié aux éditions Bulzoni en 1979.

Les photos de tournage des deux films conservés à la Cinémathèque témoignent que Pasolini se référait tantôt au scénario (relié comme un livre), tantôt au découpage (réalisé sur un bloc-notes ou des feuilles volantes), voire aux deux en même temps, comme le montre un cliché de Mamma Roma, où l’on voit le cinéaste penché sur le scénario et annotant parallèlement ses feuilles.

Seuls deux textes se sont attachés à analyser ces documents. Le premier, l’article d’Hervé Joubert-Laurencin, Le Lieu du scénario (paru en 2000 dans le Théâtres au cinéma : Pier Paolo Pasolini d’Alberto Moravia aux éditions Magic Cinéma), en offre un relevé très précis, et l’utilise pour rattacher la mort d’Accattone à l’influence de Dreyer. Comme il le souligne, leur statut est unique, car « ces dessins et ces mots […] sont un regard vivant sur la création pasolinienne, le stade intermédiaire en acte, consultable dans son mouvement, entre la scénarisation et le tournage » . Le second, l’ouvrage italien Pasolini, note a margine, d’Elena Frontaloni (publié en 2009 chez Edizioni Università di Macerata), étudie la place de ces manuscrits dans l’œuvre graphique de Pasolini, et pose la question de leur dénomination – dessins ? esquisses ? –, leur préférant avec Hervé Joubert-Laurencin le terme de « feuilles de travail », qui souligne leur statut intermédiaire, entre scénario et film.

« Accattone »

Photographie de tournage, Accattone (Pier Paolo Pasolini), DR

Le découpage d’Accattone est resté jusqu’à ce jour totalement inédit. Il est fait par Pasolini sur des demi-feuilles A4, parfois au verso d’un bloc de « diario di lavorazione (rapports de production) » de la société Maxima (sans lien avec le film). La plupart de ces dessins sont exécutés au stylo-bille bleu, d’autres au stylo-bille rouge. Cela donne à l’ensemble un sentiment de brouillon, accentué encore par la schématisation très hâtive des plans qui ne se comprennent souvent que grâce aux indications de dialogues qui les accompagnent.

Le destin d’Accattone se noue autour de son métier de maquereau, d’abord souteneur de Maddalena. Celle-ci est punie par des Napolitains pour avoir dénoncé son précédent proxénète : la police emprisonne ce dernier, qui se retrouve sans revenus. Lorsqu’il croise l’innocente Stella, il voit en elle une proie facile, mais ses sentiments l’emportent, et il décide de faire sa vie à ses côtés. Au bord de la famine, il meurt en essayant d’échapper à la police, après avoir volé quelques victuailles avec deux comparses. Ce sont 16 scènes sur 78 du scénario que décrivent les feuilles de travail : le pari d’Accattone qu’il plongera dans le Tibre et sa réalisation, puis l’annonce que Maddalena s’est blessée à la jambe (2 à 4) ; l’arrivée des proxénètes napolitains chez Maddalena (7), puis le passage à tabac de celle-ci (15) ; Accattone qui voit, avec son ami Balilla, passer un enterrement (22) ; Accattone et sa bande promenant Stella en voiture pour lui faire voir les prostituées (35) ; l’achat de chaussures à Stella par Accattone et ses amis (scène très brève, non montée, 40) ; Accattone se couvrant le visage de boue par désespoir de devoir prostituer Stella (48) ; Accattone accompagnant son frère pour trouver du travail (60), puis son départ vers le chantier (62 et 64 dans les scénarios – 61 et 63 dans la numérotation des feuilles de travail –, scènes supprimées au montage) ; la scène du rêve (72) et la mort d’Accattone (78).

Ce découpage n’a pas de vocation esthétique : Pasolini ne figure pour ainsi dire jamais les décors, et ses personnages mêmes sont difficilement identifiables. Bien qu’il indique par des abréviations l’échelle de ses plans (« F.I. » pour figura intera, plan moyen ; « P.P. » pour primo piano, gros plan, etc.), cela n’en fait pas pour autant un document technique : au tournage, il s’accorde de ce point de vue une grande liberté. D’ailleurs, les dessins eux-mêmes ne figurent souvent que le début des plans. Les indications de focales sont tout au plus mentionnées une dizaine de fois – le 35, le 50 et le fameux 75 qu’il affectionnait.

La scène du rêve d’Accattone (72), où il assiste à son propre enterrement, en est exemplaire. Les plans 1 à 5 des feuilles de travail n’ont pas d’équivalent dans le scénario : on voit Accattone marchant sur le parapet d’un pont autoroutier, puis découvrant des souteneurs napolitains assis contre un mur en ruine, qui l’appellent. Le temps de leur répondre, ils sont morts et recouverts de cendres. Ces plans n’annoncent pas seulement la mort d’Accattone, mais la disparition tout entière du sous-prolétariat. Dans le film, cette ouverture s’est encore développée : on a plusieurs plans d’Accattone en équilibre sur le pont, parfois avec une surimpression de son visage endormi, délirant, puis plusieurs plans autour des Napolitains. Bien que le découpage suive ensuite d’assez près le déroulement du scénario, il comporte aussi des inventions de dialogue que le film ne retiendra pas : au plan 11, après qu’Accattone s’est étonné des fleurs portées par ses amis, une voix off devait résonner : « fiori, dolori » (fleurs, douleurs). Il nous manque également la fin de la scène à l’intérieur du cimetière, après qu’Accattone en a sauté le mur d’enceinte – Pasolini la considérant peut-être comme une scène à part entière, une « 72 B », comme cela lui arrive parfois.

De ces documents, on peut déduire que l’improvisation au moment du tournage reste marginale dans la démarche de Pasolini. Travaillant avec des acteurs venus de la rue, il se révèle dès son premier film un extraordinaire metteur en scène, qui obtient au mot et au geste près la scène qu’il désire. S’il opère des ajouts, c’est pour creuser le sens d’une scène. Par ailleurs, il a déjà une idée extrêmement précise de son montage, dont on ne peut qu’admirer à quel point il est pensé en amont. Sa fonction principale est souvent d’aménager des coupes, et d’accentuer le rythme d’une scène en faisant passer hors champ des dialogues initialement prévus « in ».

« Mamma Roma »

Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini), photographie de tournage

Pour son second film, Pasolini s’est attaché à l’histoire de la prostituée Mamma Roma qui, se croyant libérée de son souteneur Carmine, décide d’emmener à Rome son fils Ettore, un adolescent qu’elle avait laissé grandir à la campagne. Installée avec lui dans un quartier neuf, Mamma Roma devient vendeuse des quatre saisons. Bien qu’elle espère que son fils, en fréquentant la petite bourgeoisie, trouvera de bons modèles, lui traîne et multiplie les mauvais coups. Au moment où Carmine revient la menacer de tout révéler à Ettore si elle ne reprend pas son ancienne vie, Ettore apprend la vérité par Bruna, une jeune voisine. Fiévreux, il se lance dans une dernière rapine et se fait arrêter. Emprisonné, il est placé en cellule d’isolement, puis la maladie l’emporte.

La Cinémathèque française conserve 22 des 53 scènes du scénario original : l’arrivée de Mamma Roma et Ettore dans leur nouvel appartement (4 à 6, 8) ; Ettore, que ses amis abandonnent pour aller voler les malades de l’hôpital, puis une scène non montée où il achète un porte-clefs pour Bruna (14-15) ; Mamma Roma au marché, qui apprend la liaison de son fils avec Bruna (17) ; le piège tendu par Mamma Roma au patron du restaurant pour qu’il engage Ettore, et la façon dont elle le convainc d’engager Ettore (scène non montée), la moto qu’elle offre à son fils, puis celui-ci au travail (27 à 33) ; le second retour de Carmine (35) ; Ettore sur le marché refusant l’argent de sa mère, le vol raté à l’hôpital et l’arrestation d’Ettore, puis Ettore en prison et à l’infirmerie (37 à 42, dont 41 qui n’a pas été montée) ; Mamma Roma revenant du marché, désespérée de savoir son fils sous les verrous (titrée 50, mais correspondant à la 49 du scénario).

Se trouvent aussi conservées au Centro Studi – Archivio Pier Paolo Pasolini – Cineteca di Bologna les photocopies de 10 autres feuilles, correspondant aux scènes 3 (plans 8 à 23), 7 (plans 1 à 24), 12 (plans 8 à 12), 23 (plans 12 à 15), 52 (plans 1 à 7). Les originaux ont malheureusement été volés, de même que des feuilles données par Carlo di Carlo. Comme l’a montré Elena Frontaloni, ces fragments du découpage ont connu une réelle histoire éditoriale : certains dessins ont été publiés avec le scénario du film en 1962 (aux éditions milanaises Rizzoli), puis en 1987, d’autres, avec leurs didascalies, dans Une vie future (par l’Associazione Fondo Pasolini et Ente Autonomo Gestione Cinema), puis dans Le Regole di un illusione en 1991 (sous la direction de Laura Betti et Michele Gulinucci). Cependant, jamais aucune page n’a jusqu’ici été montrée dans son entier, et encore moins une séquence.

Les feuilles de travail de Mamma Roma présentent des différences notables avec celles d’Accattone. Les dessins sont d’abord souvent plus élaborés : on reconnaît les acteurs, leurs vêtements, leurs attitudes, et même les décors sont parfois croqués en de véritables esquisses. Parfois, s’il y a d’importantes variations dans le même plan, deux dessins l’illustrent. Même son écriture est généralement plus lisible. On peut ainsi se demander si, de feuilles destinées à lui-même (comme un aide-mémoire) pour son premier film, il n’est pas passé pour le suivant à un document s’adressant aussi à son équipe.

Le découpage de Mamma Roma se démarque aussi de celui d’Accattone concernant les scènes inédites et les variantes qu’il contient, plus nombreuses et plus longues. C’est le cas par exemple de la 29 où, suivant le scénario original, Mamma Roma présente Ettore à Pelissier, le patron d’un restaurant de luxe qu’elle a piégé pour qu’il engage son fils. Ce sont 23 plans qui offrent un témoignage précis d’une scène tournée, mais jugée probablement trop longue après le premier montage de presque trois heures auquel Pasolini devait faire face. Dans un autre registre, le découpage de la scène 37, qui voit le dernier face-à-face d’Ettore avec sa mère sur le marché, indique, comme dans le scénario, que Carmine est présent près de l’étal de « Mamma Roma » (plan 17). Il a donc effectivement quitté la campagne, et reste là comme un parasite. Dans le film, il est à peine visible, de dos, lisant le journal derrière la mère, et Pasolini ne semble pas avoir assumé cette lourde présence au montage, car il demeure hors champ à la fin (plan 27), lorsqu’elle demande qu’on s’occupe de sa charrette, si bien qu’on imagine qu’elle s’adresse à un autre des marchands.

Ce sont surtout les scènes 41, non montée, et 42, très modifiée, toutes deux autour de l’emprisonnement d’Ettore, qui représentent l’ensemble le plus intéressant. Les feuilles de travail suivent précisément le scénario pour la première : Ettore, emprisonné, délire dans son lit, tandis que l’un des codétenus (le découpage indique « Balilla », comme dans Accattone), chante une complainte prophétique sur une mère qui a perdu son enfant mort en prison. Lorsque les gardiens entrent servir le repas, devant l’absence de réaction d’Ettore, l’un le traitait de « fils de pute », ce qui déclenchait une bagarre et son placement à l’infirmerie de la scène 42. Là, Pasolini prévoit, dans le scénario et ses feuilles de travail, que l’un des prisonniers commence à réciter non le chant IV de l’Enfer que restitue le film, quand Dante et Virgile se préparent à descendre dans le premier cercle des damnés, mais le chant XVIII consacré à celui qui baigne dans les excréments et à la courtisane Thaïs, avant de discuter longuement du cercle de la merde. Le film réduira beaucoup ces dialogues, pour se concentrer sur Ettore. Dans le scénario, tout en écoutant le chant, il rêve obsessionnellement que sa mère est piétinée par des éléphants (la scène 41 l’indiquait déjà), ce qu’une folle vision des animaux illustrait. Le découpage abandonne cela, si bien que toute référence aux monstres sera abandonnée au final dans le film.

L’intérêt de ces feuilles de travail se situe donc, pour Pasolini, dans l’organisation visuelle de son scénario : comment découper son action et ses dialogues d’un plan à l’autre en un style général cohérent. On sait que Pasolini a beaucoup théorisé sur le scénario comme « forme tendant vers une autre forme » : ces découpages apparaissent ainsi comme une voie complémentaire cheminant entre le texte et l’image. Aujourd’hui, ils constituent un témoignage inestimable de son processus de travail.

Merci à Bernard Eisenschitz et Roberto Chiesi.


Olivier Bohler est producteur et réalisateur. Il est l’auteur de plusieurs documentaires dont  Sous le nom de Melville et Jean-Luc Godard, Le désordre exposé. Il a dirigé l’ouvrage collectif  Pasolini et l’antiquité (Ed. Institut de l’Image, Aix-en-Provence, 1998).