La collection des plans du Conservatoire des techniques de la Cinémathèque française

Laurent Mannoni - 23 janvier 2015

Le Conservatoire des techniques de la Cinémathèque française est connu pour sa collection d’appareils (plus de 4000 pièces), pour ses plaques de lanterne magique (plus de 25 000 pièces conservées) et pour sa documentation qui permet aux chercheurs d’enquêter sur des questions précises (plus de 10 000 dossiers techniques sur les inventeurs, fabricants, procédés, et quelque 5000 brevets d’invention, etc).

Le Conservatoire conserve aussi un fonds moins connu car plus difficile d’accès : les plans techniques. Cette collection s'est augmentée d’une façon considérable grâce à l’action de Jean-Pierre Neyrac, membre du Conseil scientifique du Conservatoire et éminent spécialiste des laboratoires, qui a convaincu Pierre Frilley, dirigeant de la société CTM-Debrie, de confier à la Cinémathèque un ensemble très important de plans techniques issus de la société Debrie, auparavant stockés à Gennevilliers.

D’abord contremaître à la maison Boucot, Joseph Debrie prend la tête en 1900 de son propre atelier de mécanique de précision, installé rue Saint-Maur à Paris. Il commercialise une nouvelle machine à perforer la pellicule dite « Optima » (dont il fournira un exemplaire à Méliès) puis, en 1905, une tireuse industrielle de film (« Nova »). En 1904, le fils André Debrie (1891-1967) devient le collaborateur de son père qui décède en 1919. C’est André qui conçoit en 1908 la célèbre caméra « Parvo » 35 mm, qui marque une étape dans l’histoire de la technique cinématographique. D’une grande précision, d’une fixité absolue, d’un très petit volume et pesant 5 kg, la caméra Parvo détrôna pendant la guerre la célèbre Pathé Professionnelle, devenue archaïque. Les magasins, contenant 120 mètres de pellicule, étaient percés au centre et placés à l’intérieur de la boîte de chaque côté du mécanisme ; la vision directe sur le film de l’image était assurée. Le Parvo sera doté en 1920 d’un système de fondu automatique et sera très utilisé par les cinéastes de l’avant-garde française. C’est également André Debrie qui donna une grande expansion à l’entreprise en créant, entre 1919 (où il prit la tête de l’entreprise) et les années 1960, tout une série d’appareils extrêmement fiables et novateurs. Il se spécialisa notamment dans le matériel de laboratoire : tireuses, développeuses, étalonneuses, essuyeuses… Il est l’auteur de la célèbre Matipo, tireuse qui sera déclinée en plusieurs modèles perfectionnés. Le Conservatoire en possède plusieurs exemplaires.
Les huit énormes armoires métalliques offertes à la Cinémathèque par CTM-Debrie contiennent plusieurs milliers de plans grand format, dessinés sur calques. Ils décrivent très précisément des appareils de laboratoire : tireuses, développeuses… Les dessins, en très bon état, sont d’excellente qualité et renseignent, en détail, la fabrication de ces machines parfois monumentales (dont beaucoup, malheureusement, n’ont pas été conservées).

Posséder les plans d’origine d’un appareil est fondamental, car cela permet d’éclairer d’un jour nouveau la genèse de la machine ou de l’invention. Grâce à ces calques, on peut discerner le cheminement intellectuel et scientifique, les nouveautés techniques, les repentirs, les erreurs, les variantes par rapport à l’objet finalement commercialisé. On pénètre en fait dans l’esprit même de l’inventeur et/ou du fabricant, ce qui est passionnant. Ses dessins mécanicistes sont aussi, souvent, d’une grande beauté – il y a parfois du Picabia dans ses jeux de rouages et de roues dentées…

Les dessins Debrie (hélas, les archives administratives de cette maison semblent avoir disparu) rejoignent au Conservatoire des techniques plusieurs fonds déjà existants et extrêmement précieux. Nous possédons en effet déjà plus de 6000 dessins originaux provenant de la firme Eclair, et environ 3000 dessins originaux de la société Aaton, ces deux fonds ayant été donnés très généreusement par Jean-Pierre Beauviala. Nous avons ainsi les plans originaux du célèbre Caméflex Eclair (voir photo), de même bien sûr que cet appareil en plusieurs exemplaires, mais aussi les plans de la mythique « 8-35 » conçue par Beauviala et Jean-Luc Godard (voir photo), dont le prototype a été donné à la Cinémathèque par le fondateur d’Aaton.

D’autres dessins de grands ingénieurs figurent dans la collection : Etienne-Jules Marey et Georges Demenÿ qui inventent les premières caméras (voir photo), André Coutant qui dessine les plans de l’Aquaflex (voir photo), Jean Méry qui conçoit les premiers appareils Eclair durant les années 1920 (voir photo)…

Comment donner accès à ce fonds très fragile et difficile à manipuler ? Après catalogage et restauration, la numérisation des trois grands fonds du Conservatoire (Aaton, Debrie, Eclair), permettrait une consultation facile et immédiate, une mine d’or pour les historiens des techniques…


Laurent Mannoni est directeur scientifique du patrimoine à la Cinémathèque française. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur les débuts du cinéma et a été le commissaire d'une douzaine d'expositions.