Archives Pialat : le projet « Les Meurtrières »

Vincent Amiel - 24 février 2013

À l'occasion de l'exposition Maurice Pialat, peintre et cinéaste (du 20 février au 7 juillet 2013), Sylvie Pialat a fait don des archives du cinéaste à la Cinémathèque. Parmi celles-ci, des documents concernant des projets non tournés, et notamment Les Meurtrières, projet certainement le plus abouti, que Patrick Grandperret, son assistant sur Passe ton bac d'abord et Loulou, réalisera en 2005.

De tous les projets ébauchés par Pialat, ou travaillés plus longuement, c'est celui des Meurtrières, on le sait, qui fut mené le plus loin. À l'initiative de Sylvie Pialat, il fut même réalisé par Patrick Grandperret, autrefois collaborateur du cinéaste, et sorti sous ce titre en 2006. Dans les archives données à la Cinémathèque française, il ne faut pas moins de cinq cartons pour rassembler tous les documents qui, des années 1970 au mois de mars 1997, jalonnent les recherches, brouillons, repérages, scénarios provisoires ou définitifs consacrés à ce projet.

Selon les époques, et sans doute selon les destinataires des documents, il aura successivement trois titres : Du sang dans le soleil (annoté « titre provisoire » et rapidement abandonné), Les Auto-stoppeuses (qui revient de loin en loin, davantage comme un sujet qu'un vrai titre), et enfin Les Meurtrières. Le principe, lui, ne varie pas : il s'agit de raconter les deux jours d'errance de deux filles de 17 ou 18 ans, dans la région de Chalon-sur-Saône, qui échafaudent un plan pour aguicher un automobiliste et le tuer.

Les documents contenus dans les archives sont de trois ordres : des rapports officiels sur le déroulement d'un fait-divers réel, en 1972, qui a fourni à Pialat l'idée de départ du film, des coupures de presse relatant le fait-divers en question (et un autre sur lequel nous reviendrons), et enfin les documents de travail pour le film lui-même, photos de repérages, synopsis, différents états du scénario, parfois annotés par Arlette Langmann, qui fut associée au projet aussi bien dans les années 1970 que 20 ans après.

Les premiers documents, de lourds et épais volumes, contiennent surtout les procès-verbaux d'interrogatoires du TGI de Lyon, et les procès-verbaux d'auditions de la Gendarmerie nationale, dans lesquels les accusées et différents témoins décrivent le meurtre, et les heures qui l'ont précédé ou suivi. Plusieurs passages sont soulignés, de la main de Pialat semble-t-il : ils concernent toujours des indications précises sur la durée des actions, la distance entre deux lieux, entre deux positions des protagonistes ; on comprend qu'il s'agit en quelque sorte de « repérages », pour récolter les indications les plus précises sur le déroulement des faits. Il y a comme une vérité « physique », matérielle des actions dont on sent la nécessité derrière ces annotations. Les détails vestimentaires, les postures, les gestes, sont eux aussi soulignés.

S'il y a très peu de notions psychologiques dans les papiers et les notes de Pialat, et si l'on comprend bien que l'un des intérêts majeurs du projet vient de l'absence d'explication concernant le meurtre et ses motivations, il n'empêche que l'une des coupures de presse conservées par le cinéaste apporte un éclairage particulier. Elle ne concerne pas le fait-divers français de 1972, mais un autre, relativement semblable, dans la région de Brno (en République tchèque) impliquant une auto-stoppeuse violée qui retrouve ses agresseurs, fait mine de leur céder, les drogue et les émascule. La préparation du plan, la relation sexuelle, la violence froide de l'acte sont à mettre en regard de ce qui s'est passé à Chalon. En tout cas, la confrontation des deux événements, sans commentaire, en dit sans doute pas mal sur les arrière-plans que Pialat pouvait entrevoir de ce crime sans explication, et de ce scénario sans psychologie. Ce deuxième fait-divers apparaît dans le dossier comme pourrait le faire un plan dans un montage de Yann Dedet : sans articulation explicite avec le reste, mais fournissant des pistes pour l'éclairer.

Enfin, restent les états du scénario, les notes, les différents synopsis de Pialat et d'Arlette Langmann, dont on ne sait pas toujours de quand ils datent, ni à qui les attribuer vraiment, mais qui parfois sont plus explicites, et dont on peut essayer de rétablir une chronologie des états. Figure dans ces documents préparatoires, en particulier, une liasse de 16 feuillets intitulée « Portrait de Jocelyne » qui est en fait la description mi-sociologique, mi-psychologique du groupe de jeunes que pouvaient avoir fréquenté les deux filles, de plus ou moins loin. C'est une véritable étude ethnographique, sur les comportements des uns et des autres lors des soirées en boîte, dans les bars, dans les relations filles/garçons, et plus singulièrement sur l'attitude de ceux qui sont appelés « les Arabes », jeunes immigrés de la région de Villefranche et Mâcon. Apparemment, l'auteur du document a interrogé des filles et des garçons du coin, qui sont parfois cités explicitement, parfois plus allusivement. De temps en temps, on souligne l'importance des éléments rapportés : « C'est impensable que Mohamed puisse l'héberger. Un Arabe n'amène jamais une fille dans sa chambre s'il y a un copain. IMPORTANT. » De temps en temps, les détails se font très précis : « Ils bavardaient, mais surtout ils trinquaient sec (20 à 30 blanc limé). Le blanc limé est une boisson arabo-française, moitié vin blanc, moitié limonade. Coût : 1 franc. » On s'arrête sur une famille en particulier, en donnant les noms, ou bien on énumère les surnoms de tous les Algériens d'une même bande. C'est un document passionnant en ce qu'il mêle des éléments quotidiens, précis, individuels, et des analyses plus générales, sans doute plus discutables, mais qui montrent une tentative de compréhension socio-économique des comportements de groupe. On pense à l'atmosphère de Passe ton bac d'abord ou, plus sporadiquement, de À nos amours : des groupes de jeunes, leurs rapports avec les parents, les rites sociaux d'intégration ou d'exclusion.

Si les informations contenues dans cette liasse correspondent, comme on peut le penser, à des demandes relativement précises de Maurice Pialat, il y a deux axes qui reviennent et qui seront plus ou moins effacés dans le scénario définitif : les comportements spécifiques des « Arabes » dans leurs relations avec les femmes (il y a dans un des cartons un projet de scénario dactylographié où, précisément, toutes les allusions « ethno-spécifiques » sont rayées à la main, sans doute par Arlette Langmann), et le ressentiment général des héroïnes vis-à-vis des hommes. Il est parfois fait allusion à des scènes du drame, dont on ne sait pas si elles se rapportent aux faits réels ou à un synopsis envisagé. C'est en tout cas, avec ses zones d'ombre, un document absolument passionnant pour ce qu'il révèle de l'atmosphère que cherchait Pialat, des détails et éléments contextuels qui pouvaient l'intéresser, et qui ont nourri dans le scénario les discussions entre les deux personnages principaux, et leurs comportements avant le meurtre.

Le scénario évidemment figure aussi dans les cartons, en plusieurs exemplaires, donc prêt à être distribué et parfois annoté. Ses différents états demanderaient une étude plus attentive. Il servira à la réalisation d'un film, celui de Grandperret, dont l'intrigue est semblable, mais dont la trame précisément, c'est-à-dire ici l'arrière-fond local et sociologique, sont complètement différents.


Vincent Amiel est professeur de cinéma à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique et essayiste. Il collabore aux revues Positif et Esprit. Il a publié, entre autres, Esthétique du montage, ainsi que des ouvrages et textes consacrés à Maurice Pialat, Robert Bresson, Max Ophuls.