William Wyler, Mode d'emploi

Xavier Jamet - 24 avril 2018

De son vivant, il rafle un nombre record d'Oscars, et est comparé voire opposé à Orson Welles et John Ford. Mais, victime d'un lent basculement critique et public, William Wyler est depuis passé de grand classique à parangon d'académisme dans l'imaginaire cinéma. Souvent écrasée par le monumental Ben Hur, son œuvre est pourtant d'une rare modernité, parfois même d'une folle audace, et d'une précision qui inspirera Steven Spielberg, David Fincher et Michael Cimino. Nous avons choisi cinq films comme autant de portes pour entrer dans cette imposante filmographie.


Dodsworth (1936)


En 1936, William Wyler signe Dodsworth, portrait au scalpel d’un couple en pleine décomposition. Alors qu’il doit s’accommoder des obstacles récemment dressés par le vertueux Code Hays, le cinéaste aborde de manière frontale l’adultère et ses tourments, avec, déjà, ce mélange d’acuité et d’empathie qui marqueront ses plus beaux films ultérieurs. D’une rare modernité de propos, le film pose même les jalons d’un genre que s’emploieront à polir quelques grands maîtres d’après-guerre. Le périple européen des époux Dodsworth rappelle ainsi par bien des aspects le Voyage en Italie d’Ingrid Bergman et George Sanders (Roberto Rossellini, 1954), tout comme la violence de leurs disputes évoque, avec 35 ans d’avance, la douloureuse autopsie de Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973).
C’est dire l’ambition de Dodsworth, déchirant drame conjugal porté par Walter Huston et Mary Astor, au sommet de leur art. Formellement moins éblouissant que ses chef-d’œuvres à venir, le film porte pourtant déjà la marque d’un grand cinéaste, de son magnifique plan d’ouverture à l’étonnant cri final, idée de cinéma géniale que l’on croirait surgie d’un drame antonionien.


Les plus belles années de notre vie (1946)


Le chef-d’œuvre de William Wyler. Une fresque ample et intime, personnelle et universelle, qui mêle dans un même souffle les récents souvenirs de guerre du cinéaste (le tournage débute moins d’un an après l’armistice) à la grande Histoire, celle du retour impossible des soldats à la vie civile. Radical (on pense parfois à Rome, Ville Ouverte, sorti la même année), le film émeut et rudoie, révélant derrière le faste du classicisme hollywoodien une réalité brutale, incarnée par l’acteur amateur Harold Russell, mutilé de guerre amputé des deux mains. Toujours à bonne distance, Wyler et son génial chef-opérateur, Gregg Toland, signent le manifeste d’une mise en scène à la fois sophistiquée et pudique : Les Plus belles années de notre vie est un mélodrame, mais à l’os du genre, dépouillé de tous ses oripeaux – le pathos d’un Frank Borzage, le lyrisme baroque d’un Douglas Sirk. Loin du fracas des bombes, le réalisateur joue d’une note mélancolique, tenue avec majesté durant trois heures, et tisse les motifs d’un genre – destins croisés de trois soldats, douleur du retour, noblesse des personnages féminins – dont s’inspirera généreusement Michael Cimino pour son Voyage au bout de l’enfer, trente ans plus tard.
Le public américain fera un triomphe au film, à l’époque le plus gros succès de l’Histoire après Autant en emporte le vent, avant que l’Académie des oscars ne lui décerne sept statuettes, dont celles de Meilleur film, Meilleur réalisateur et Meilleur acteur. Un monument.


L’Héritière (1949)


« Qu’est-ce qui fait d’un film un chef-d’œuvre ?
Un réalisateur.
William Wyler. »
Dans sa bande-annonce américaine d’époque, la Paramount met en scène un Wyler imposant, arpentant le plateau de L’Héritière en chef d’orchestre démiurge. Nous sommes en 1949, le cinéaste est à son apogée, il vient de remporter deux Oscars en six ans, et le studio compte sur lui autant que sur les stars maison pour la promotion de son dernier « woman’s picture ». De fait, c’est dans l’étouffant huis-clos de L’Héritière que la virtuosité de Wyler trouve l’un de ses plus beaux écrins. Maestria du cadre, autorité de la profondeur de champ, vista du montage : les contraintes du décor unique et de l’adaptation théâtrale semblent avoir transcendé le cinéaste, qui fait de la pièce de théâtre originale un bloc de cinéma pur.
Olivia de Havilland, à l’origine du projet, avait été estomaquée par l’adaptation à Broadway de la nouvelle de Henry James. A l’initiative du film, et de l’embauche de Wyler, elle livre dans The Heiress une performance hallucinée qui lui vaudra son second Oscar. Le reste du casting, au diapason, lui mena pourtant la vie dure sur le plateau. Ralph Richardson, tout en arrogance shakespearienne, l’ignora tout au long du tournage. Montgomery Clift, avec la morgue des jeunes étoiles montantes, détesta et Wyler, et sa partenaire, au point de quitter l’avant-première du film avec fracas. Cette tension ouatée, un temps étouffée dans les ors de la haute-bourgeoisie new-yorkaise, explose dans un stupéfiant final, brutal et cruel. Grande fin, grand film.


La Rumeur (1961)


Remake d’Ils étaient trois, déjà réalisé par Wyler en 1936 mais affadi par les inquisiteurs du Code Hays, La Rumeur est la nouvelle adaptation, 25 ans plus tard, d’une pièce à succès de la dramaturge Lillian Hellman. Le cinéaste, avec le soutien de son studio, profite de la relative liberté née de la récente perte d’influence des ligues de vertu pour aborder (un peu) plus frontalement la question de l’homosexualité, largement gommée dans la version de 36. Solidement charpenté, le script pourra paraître un peu démonstratif, mais grâce à un art consommé de la mise en scène comme mise sous tension, Wyler déjoue la plupart des écueils du film dossier, et mue peu à peu son grand sujet hollywoodien en film d’épouvante domestique. D’une noirceur redoutable, La Rumeur est en cela un proche cousin des Innocents et du Village des damnés, tournés la même année – l’enfance comme poison noir, l’arrière-pays comme mauvais rêve.
Audrey Hepburn et Shirley MacLaine jouent à merveille de l’ambiguïté du scénario, notamment dans une très belle scène finale, toute en pudeur. Mais c’est dans les silences de l’incroyable climax du film – la confrontation entre les deux enseignantes, leur ami, et deux de leurs élèves – que les actrices offrent une composition d’exception, magnifiée par le découpage audacieux de Wyler – jump cuts, décadrages, split-fields… Chez les jeunes filles, on fermera les yeux sur Karen Balkin, aussi mauvaise que son personnage, pour admirer le jeu retenu de Veronica Cartwright, formidable débutante qui tracera ensuite son petit bonhomme de chemin à Hollywood (Les Oiseaux, L’Invasion des profanateurs de sépulture, Alien…)


L’Obsédé (1965)


Au crépuscule de sa carrière, William Wyler abandonne le script de La Mélodie du bonheur, sur lequel il avait commencé à plancher, et file en Angleterre dresser le portrait de ce que l’on n’appelait pas encore, alors, un tueur en série. Pourquoi s’infliger le grand air des Alpes autrichiennes quand on n’aime rien tant que s’enfermer dans le décor d’une vieille demeure, et jouer avec ses plafonds, ses murs et ses escaliers ? Avec L’Obsédé, William Wyler trouve de fait de quoi assouvir à nouveau l’une de ses propres obsessions, le huis clos, un genre qu’il aura travaillé tout au long de sa carrière, et qu’il pousse ici à son acmé, réussissant à clouer le public dans son fauteuil avec deux acteurs, quatre marches d’escalier et une cave aux murs humides.
Épaulé par un casting de choix (Samantha Eggar et Terence Stamp), qu’il aura comme à son habitude martyrisé, lessivé mais aussi auréolé de gloire (double prix d’interprétation à Cannes), Wyler semble aussi à son aise en Grande-Bretagne qu’à Hollywood. Son film, tourné la même année que Blow Up, a la patine de ces films anglais mid-sixties, aux teintes et au grain reconnaissables entre mille. C’est Maurice Jarre qui signe la musique, et elle est aussi formidable que le film qu’elle sert – l’un des plus étonnants de son auteur.


Xavier Jamet est responsable web à la Cinémathèque française depuis 2007. Il est co-fondateur du site DVDClassik et collabore au magazine Soap.