Louis Malle et le documentaire

Pierre Billard - 28 février 2018

Tous les cinéastes affrontent et résolvent, selon leur sensibilité, leurs préjugés, leur inspiration, le rapport entre image et réel. Louis Malle s’affirme incontestablement comme l’un des cinéastes pour lesquels le réel constitue la source la plus féconde, le point de départ à partir duquel créer des images. Et cela aussi bien pour ses dix documentaires que pour ses vingt films de fiction. Retour sur un aspect plus méconnu de la carrière du réalisateur, à savoir le documentaire.

Louis Malle sur le tournage de And the Pursuit of Happiness, 1985

Le réel dans la fiction

Une étude du documentariste Louis Malle devrait comprendre l’examen de Vie privée, consacré aux effets du phénomène médiatique qui se développait alors autour de Brigitte Bardot ; d’ Atlantic City sur la mutation de cette cité, quand les casinos y ont été légalisés ; et du film Alamo Bay, document précieux sur les conflits entre pêcheurs texans et réfugiés vietnamiens. Sans oublier Au revoir les enfants, qui doit l’essentiel de sa réussite à sa valeur documentaire, bien que la part de fiction y soit très forte… Impossible de s’attarder sur tous ces films, à condition de ne jamais oublier que, chez Malle, le documentariste est toujours présent.

L’appétit de découvrir

Parmi les données de base de la psychologie de Louis Malle, la curiosité se situe au premier rang. Elle est vive, constante, universelle. Cet homme qui a vécu dans des voitures, des trains, des avions, des hôtels, passionné par l’évolution du jazz, le destin de la forêt amazonienne, les conquêtes et déchets de la psychanalyse, les fonds sous-marins, les tares du capitalisme, l’importance du désir sexuel, le Tour de France, le théâtre de l’absurde, New York, les jolies femmes, le cinéma est perpétuellement en chasse : davantage de frontières, davantage d’espérances, davantage d’informations, davantage d’émotions. Et cet homme est cinéaste. De temps en temps, il nous rend compte de ses recherches, de ses découvertes : tel est le documentariste Louis Malle.
Au départ de cette « carrière », le pur hasard donne un sérieux coup de pouce : au moment de sortir de l’IDHEC, on propose au jeune Malle un stage chez le commandant Cousteau. Prévu pour trois mois, le stage durera deux ans et se terminera par la Palme d’or du Monde du silence. Le jeune cinéaste n’adhère en rien au cinéma Cousteau, mais il restera marqué par l’aventure réelle qu’a été son initiation au cinéma : deux années de documentariste à temps complet entre mer Rouge et océan Indien, ne se font pas oublier aisément. Mais – surtout chez quelqu’un surdoué pour la contradiction comme l’était Malle –, une telle expérience engendre une formidable envie de faire autre chose : le vrai, le grand cinéma de fiction. Il s’y consacre pendant sept ans, avant de se retourner vers le documentaire.

Vrai départ

Ce sera Vive le Tour. Louis Malle ne s’est intéressé jusqu’alors au Tour de France que par curiosité : pour l’épreuve sportive et pour la fête populaire. Amené à rencontrer le patron du Tour, lui vient l’idée d’y aller voir de plus près, et toutes les autorisations et facilités lui sont accordées. Le voilà déjà assuré de vivre trois semaines passionnantes, avec deux autres opérateurs, une voiture et deux motos. Il passera ses journées sur le tansad de sa moto à filmer avec sa caméra 16 mm, à triple foyer : c’est déjà du bonheur. En même temps, se confirme le bien-fondé de son intuition initiale : filmer vous ouvre toutes les portes. Ses cartes d’accréditation, les panneaux sur les véhicules constituent des clés magiques : sésame, ouvre-toi ! Le Tour n’aura plus guère de secrets pour lui. Il amasse dix-sept heures de cinéma.

Louis Malle documentariste - 1

Le pouvoir et la curiosité

Première leçon : le cinéma est un laissez-passer. Deuxième leçon : l’ivresse de filmer soi-même, 16 mm ou 35 mm, caméra à l’épaule, et nouveau pouvoir ainsi conquis : ce cinéma permet des rencontres, d’interpeller qui on veut, d’ouvrir des dialogues. Troisième leçon : n’être pas familier des sujets qu’on aborde, voilà la position la plus créative. Les questions sont plus importantes que les réponses. Pour faire découvrir une face de la réalité aux autres, le plus efficace, c’est de découvrir soi-même. Quatrième leçon : filmer, c’est regarder. Et que regarde-t-on ? Des gens qui vous regardent. Malle filme des coureurs cyclistes : la foule est là qui regarde les coureurs, de même que les coureurs regardent le public, et que le cinéaste regarde les gens qui regardent… Cette dialectique du regard, Malle l’approfondira peu après, à l’occasion d’un « reportage » en Asie (Bons baisers de Bangkok), quand il découvrira que la vieille femme, qu’il filme au bord de la mer, pleure parce qu’il la filme.

La dialectique du regard

Dès lors, cette certitude que le cinéma documentaire se joue à deux : le cinéaste et ses interlocuteurs, et que la réussite viendra de la qualité des regards, de la chaleur du dialogue, du message que la réalité inventera et que la caméra saisira. Le film Place de la République constitue l’expression quasi caricaturale de cette attitude, puisqu’il a simplement consisté à s’installer avec une caméra sur ladite place, et à interpeller les passants pour leur « donner la parole ». Exercice certes minimaliste, mais précieux pour le cinéaste, comme pour le sociologue ou le statisticien.

Louis Malle et l’Inde

Mais ce même exercice, développé à la dimension d’un pays gigantesque, poursuivi pendant des semaines et des semaines, dans l’exaltation d’une constante découverte, engendrera l’œuvre majeure, et encore mal connue et sous-estimée aujourd’hui, du documentariste Louis Malle : L’Inde fantôme dont Calcutta n’est que le chapitre initial d’une promenade ardente et candide, en huit films, où le cinéaste, à force de regarder cette humanité qui le regarde, apprend à la comprendre et à l’aimer. Ce mode documentaire, à la manière de Louis Malle, abordé s ans préjugés, poursuivi avec la ferveur d’une inlassable curiosité, ne collectionne pas les belles images, ne recherche ni les attractions dramatiques ni les paillettes exotiques. Condamné à n’enregistrer que la surface des choses, il s’infiltre et nous entraîne dans les profondeurs d’un peuple, d’une civilisation. Comme souvent avec Louis Malle, l’apparence dilettante de l’initiative débouche sur une œuvre originale et d’une grande sagesse, qui s’invente en cours de route (et elle fut longue) son esthétique et sa morale.

Louis Malle documentariste - 4

Le confesseur à la caméra

La caméra du docteur Malle ausculte le monde. C’est vrai aussi du travail qu’accomplit l’opérateur, avec qui il fait équipe. Mais participer à la prise de vues constitue pour lui une hygiène bénéfique. Le tournage, au Minnesota, de God’s Country, exploration en deux temps (à cinq ans de distance) de l’Amérique profonde, lui a fourni l’occasion de relations très riches avec la population rencontrée. Interviewés par cet inconnu masqué par sa caméra, bien des citoyens de Glencoe se sont laissés aller à des confidences étonnantes, comme se sont laissés aller à des explications enrichissantes les immigrés qui ont rejoint les États-Unis, avec qui Malle s’entretient dans son documentaire And the Pursuit of Happiness. Le cinéaste a découvert le rôle de confesseur qu’il jouait derrière ses instruments : l’homme qui regarde est aussi l’homme qui écoute, et de ce travail « documentaire » Malle tirera des enseignements pour la direction d’acteurs.

L’importance du son

La prise de son est sans doute pour lui la principale difficulté du travail documentaire. Sa caméra peut à chaque instant passer à une autre position, un autre personnage, un autre cadrage. Le son doit accompagner le mouvement. Dans une scène agitée, une foule bruyante, l’exercice peut se révéler acrobatique. Malle est très attentif à cette coordination des deux prises (vues et sons). Lui qui change aisément de collaborateurs (et systématiquement de chef opérateur) a trouvé pour le son un technicien avec qui le synchronisme des mouvements est assuré. Jean-Claude Laureux, compagnon d’aventures à travers l’Inde fantôme, ne quittera plus Louis Malle jusqu’à sa mort.

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Vanya, l’exemple ultime

Il n’y a pas plusieurs Louis Malle, qui changeraient d’étiquette selon leurs emplois. C’est le même Louis Malle qui filme Burt Lancaster dans les casinos d’Atlantic City et qui filme les cadavres dans les rues de Calcutta. Le classement de ses films, parfois même, pose problème. Documentaire ou fiction ? Que décider pour Vanya, 42e rue ? Voilà un film, tourné par des acteurs professionnels, qui raconte l’histoire d’une famille, à la fin du XIXe siècle, dans la Russie profonde. Fiction donc ? Bien sûr. Sauf que ce n’est pas Malle qui a choisi pour scénario la pièce de Tchekhov, pas lui qui a choisi les comédiens, ni assuré la mise en scène, ni contrôlé les répétitions. Vanya, 42e rue est une aventure menée par l’auteur dramatique André Gregory, avec des comédiens amis, à titre privé, comme exercice et comme plaisir qu’ils s’offrent à eux-mêmes. Malle assiste à une répétition, est emballé, propose de tourner la représentation, il dispose de huit jours. Et voilà le film. Mise en boîte d’une pièce de théâtre ? Oui, c’est une définition acceptable. Sauf que ce document (car cela en est un, incontestablement), à la différence de toutes les autres tentatives de ce type, échappe à la sécheresse, à la dévitalisation, au statisme du genre. C’est à un vrai film que nous assistons, qui commence et se termine à New York, dans la 42e Rue, sans que nous sachions jamais quand la pièce commence ou s’achève, un film doté de la force émotionnelle incroyable dont le cinéma de fiction détient quasi le monopole. Vanya, document, documentaire, pièce de théâtre, film : chef-d’œuvre inclassable. Cette synthèse des talents diversifiés de Louis Malle est aussi, symboliquement, son dernier film.


Pierre Billard est journaliste français, critique et historien du cinéma.