La restauration du script de « Lacombe Lucien » :

Bertrand Keraël - 28 février 2018

En 2004, Axelle Delau et Mélanie Huet, restauratrices de documents graphiques, et Jérôme Monnier, restaurateur de photographies, avaient été chargés de restaurer le script de Lucien, provenant du fonds Sylvette Baudrot. Retour sur un procédé passionnant.

Le script de Lucien avec ses deux cahiers à spirales, et la page de titre avec les signatures de l'équipe du film

Le script de la scripte…

Sur le tournage de Lacombe Lucien, initialement intitulé Lucien, Sylvette Baudrot utilise un scénario dactylographié pour y inscrire des notes relatives à son métier de scripte (rajouts de dialogues, descriptions, découpage de scènes, etc.). Ce script est composé de deux cahiers dont les spirales métalliques sont maintenues par une tige en métal pour en faire un gros volume de 160 pages. Les notes sont rajoutées au crayon de graphite, aux crayons de couleur et au stylo bille des deux côtés de la page. Des bandes de papier avec des modifications dactylographiées, des « rajouts », sont pliées et fixées sur certaines pages par des bandes adhésives. Certaines scènes du script sont illustrées par des Polaroids pris pendant le tournage. Ces photos, dont les bords blancs ont été découpés, sont collées au Scotch en face de la scène correspondante.

Script Lacombe Lucien (2)

État de conservation

Le papier de ces cahiers, assez épais et mécaniquement en bon état, est à peine empoussiéré. Très peu de déchirures sont à déplorer. Cependant, le poids des Polaroids, relativement lourds, peut au fur et à mesure des manipulations déformer ou fragiliser le papier. L’adhésif se dégrade avec le temps : il s’oxyde et flue, migrant progressivement dans les fibres du papier. Le Scotch laisse donc sur le papier des tâches jaune-brun et perd son pouvoir collant. Ainsi, une partie des photographies et des rajouts se détachent et risquent de tomber. Sur les Polaroids, la colle du Scotch reste en surface et se dégrade en formant un film sec, presque cristallisé, occasionnant aussi des tâches plus ou moins jaunes. D’autres « contaminants » tels que des agrafes et des trombones provoquent également une corrosion de l’image et laissent des traces de rouille.
Certaines des photos sont très dégradées. Malheureusement, ce processus est irréversible, intrinsèque à la technique du Polaroid, procédé instantané dont les produits résiduels, tel le fixage, s’altèrent très rapidement. Il n’y a pas de restitution possible de l’image originale, et aucun moyen d’effectuer une restauration chimique. En revanche, la seule photographie couleur ainsi que l’unique photographie argentique noir et blanc qui sont dans le cahier sont en parfait état de conservation.

Script Lacombe Lucien (3)

 

Pourquoi restaurer ?

D’abord pour éliminer les sources de dégradation. Il faut enlever tout élément métallique, éliminer le Scotch et nettoyer l’adhésif ayant migré dans le papier pour éviter des dommages irréversibles (coloration, perte de résistance mécanique de la cellulose). Il faut également consolider les déchirures sur les bords des pages et renforcer le papier fragilisé au niveau de la spirale. Pour les photographies, afin d’assurer une conservation à plus long terme, il faut également éliminer les différents « contaminants ».
Ensuite, il faut rendre le document consultable. Le but d’une restauration n’est pas de sanctuariser un document, mais au contraire de le rendre visible : les institutions ont non seulement en charge de transmettre ces objets aux générations futures, mais aussi de les exposer. Seul le document original permet au public intéressé d’apprécier un travail, à travers toutes les annotations supplémentaires qui ont été portées sur le script. Il faut donc faciliter la consultation publique du document, même par des personnes n’ayant pas l’habitude de cette manipulation.
Enfin, une restauration doit respecter l’intégrité du document, notamment lors du remontage, en ne séparant pas les photos du texte.

Script Lacombe Lucien (4)

 

Les étapes de la restauration

Les différents restaurateurs, papier/photos, examinent ensemble les modalités et le partage du travail. La collaboration se fait dans un même atelier, pour profiter des compétences de chacun et contrôler le remontage de manière simultanée. Chaque page est d’abord photographiée, afin de garder une trace de l’état du document, ainsi que de l’emplacement des photographies et des rajouts. Les cahiers sont ensuite démontés et les Polaroids détachés. Le travail est ensuite partagé entre chaque spécialiste.

Traitement du papier

Chaque page est conditionnée, pendant le temps de la restauration, dans une pochette individuelle. Les Scotchs encore présents sur les feuilles sont retirés à sec. Puis vient le travail de nettoyage de l’adhésif imprégné dans le papier. La méthode utilisant des cataplasmes a été choisie parce qu’elle permet de travailler à deux et par groupe de six pages en même. On applique sur les tâches ces petits cataplasmes faits de terre (sépiolite) et de solvant (acétone). L’acétone ramollit l’adhésif, que la terre, agissant comme une éponge, absorbe. Avant de déposer le cataplasme sur l’adhésif et afin de limiter la diffusion du solvant et les risques d’auréoles, de la terre sèche est saupoudrée autour des zones à traiter. La terre absorbante agit entre vingt et trente minutes, et elle est renouvelée deux ou trois fois, selon le niveau de dégradation. Si les tâches ne disparaissent jamais complètement, elles sont très significativement atténuées et perdent leur aspect translucide. Le papier, nettoyé de l’adhésif, retrouve en partie son apparence d’origine. Les déchirures et petites faiblesses du papier au niveau de la spirale sont ensuite consolidées à l’aide de bandelettes de papier japonais et de la colle d’amidon. Le traitement avec les terres absorbantes a entraîné une petite déformation du papier au niveau de la tâche. Après avoir étalé plusieurs feuilles sur une table et procédé à une très légère vaporisation d’eau, les restaurateurs laissent le papier se détendre puis mettent sous presse en superposant les pages, chacune étant prise en sandwich entre un carton et un buvard non tissé polyester.

Script Lacombe Lucien (6)

 

Traitement des Polaroids

Les étapes de restauration sont différentes. Dans un premier temps, afin d’éliminer les particules volatiles, un dépoussiérage au pinceau est pratiqué. Malheureusement, la méthode habituelle qui consiste, pour une photographie argentique, à utiliser un solvant comme l’acétone pour enlever les traces de Scotch est ici inadéquate, puisque la surface du Polaroid est sensible au solvant… La seule possibilité d’agir sur cette colle très sèche est donc de pratiquer un dégagement mécanique, c’est-à-dire d’éliminer la colle au scalpel. C’est un processus long mais non toxique. Avec une lame arrondie et néanmoins très coupante, on transforme les écailles de colle en une fine poudre blanche, qui est ensuite enlevée au couteau.

Script Lacombe Lucien (7)

 

Le remontage

L’avant-dernière étape consiste à réintégrer les rajouts et les photographies à leur emplacement d’origine à l’aide de petites bandes de papier japonais collées au verso des Polaroids et repliées en dessous.
La dernière étape, le conditionnement, ne pouvait ici malheureusement pas respecter complètement l’intégrité du script, c’est-à-dire le restituer tel qu’il était à l’origine en deux cahiers spiralés réunis, cet état rendant les manipulations extrêmement délicates. Il a donc fallu réfléchir à un nouveau conditionnement qui permette de laisser les photos sur les pages, avec le texte, en résolvant les problèmes mécaniques liés aux manipulations. D’où le choix des pochettes en polyester, transparentes, neutres et stables, qui maintiennent les pages et permettent de ne pas les toucher directement. L’ensemble ainsi restauré autorise une lisibilité du script dans sa présentation originelle, avec ses qualités et ses défauts. Les sources de dégradation ont été minimisées, même si le tirage Polaroid demeure très instable. En tout, cent cinquante heures, réparties sur trois mois, auront ont été nécessaires aux trois restaurateurs.

Script Lacombe Lucien (8)

 

L’intérêt du document

Le script de Lucien est un document à la fois intéressant et complexe. Intéressant parce que relativement nouveau, méconnu. C’est la première fois que les restaurateurs étaient confrontés à un script incluant des photographies collées, utilisant des produits et des modes d’assemblage totalement contraires aux principes de conservation. Cette relative complexité rend le document passionnant. C’est une fois le document restauré que l’on s’aperçoit de sa richesse. Certaines photographies sont très belles, très bien composées, au point que l’on souhaiterait les voir isolées, agrandies, encadrées. D’autres sont intéressantes parce que la combinaison de l’image et de sa dégradation provoque une nouvelle image. La photographie incluse dans un script est un champ inexploré par les historiens de la photographie, qui mériterait que l’on s’y attache.


Bertrand Keraël est iconographe à la Cinémathèque française