Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi : une caméra pour voir (2015)

Frédéric Bonnaud - 28 février 2018

Extrait d'un article publié dans Les Inrockuptibles en octobre 2015 à l'occasion de la rétrospective/exposition « Yervant Gianikian / Angela Ricci Licchi » au Centre Pompidou.


C'était en 2004, et Godard sortait un film intitulé Notre musique, un film qui se passait à Sarajevo et où il était aussi question des Palestiniens et des Indiens d'Amérique. Pour Les Inrocks, JLG avait ressorti l'un de ses couplets favoris, l'une de ses plus lumineuses démonstrations : « Avec mes amis des Cahiers du cinéma, on avait cette idée que la caméra est faite, comme le microscope ou le télescope, pour voir ce qu'on ne voit pas. Par exemple, sa bonne amie. Ma bonne amie, je la vois, comme ça, à l'œil nu, mais... est-ce qu'il n'y a pas autre chose à voir, qu'elle-même ne voit pas et que je pourrais lui montrer ? Et qui peut-être améliorerait ma vie après ? »

Ailleurs, devant des étudiants, il enfonçait le clou : « Le cinéma, c'est ce qu'on ne peut pas voir autrement que par la caméra. Comme l'infiniment petit ne peut être vu qu'avec un microscope et les étoiles ne peuvent être vraiment vues qu'avec un télescope, le cinéma nous montre dans notre univers de l'infini moyen des choses qu'on n'aurait pas pu voir sans lui. »

Sans se soucier le moins du monde de JLG, mais tout en souscrivant instinctivement au même protocole expérimental que lui, deux artistes italiens aux noms difficiles, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, un Arménien de Venise et une native de Lugo di Romagna, sont devenus cinéastes en se crevant les yeux sur de vieilles bobines de pellicule prêtes à s'autodétruire. Avec l'intuition géniale que ces pauvres bouts de nitrate de cellulose, griffés et tachés, hautement inflammables, oubliés sur les étagères de laboratoires promis à la disparition, recelaient d'inestimables fragments d'histoire vive, des fragments proprement électriques, car absolument nécessaires à la compréhension de nos tragédies contemporaines. Photogramme après photogramme, dans un gigantesque effort de restitution et d'éclaircissement, c'est bien l'histoire elle-même qui se lève dans chacun des films des Gianikian.

« Nous cherchons l'histoire en interrogeant la pellicule. Nous cherchons à donner un sens nouveau à ces images, un sens caché, pour y trouver les racines de la violence, des guerres, de toutes les maladies du XXe siècle. Parce que nous pensons que tous les maux du siècle sont contenus dans chaque boîte de pellicule, comme des vipères prêtes à mordre à nouveau. » Leur microscope, les Gianikian l'ont appelé « notre caméra analytique », celle qu'il leur a fallu inventer pour fouiller les tréfonds de chaque image et la rendre enfin visible, enfin projetable, au risque de sidérer le spectateur de 2015, gavé d'inconsistantes images télévisuelles, inexistantes sans la légende ou le commentaire qui les accompagne. Chez les Gianikian, comme chez Godard, c'est l'inverse : l'image contient tout et se suffit à elle-même, à la fois le monde et l'idéologie qui sous-tend sa production.


Frédéric Bonnaud est directeur général de la Cinémathèque française.