« Le Cas Pinochet » de Patricio Guzmán, dans les collections de la Cinémathèque

Hervé Pichard - 18 janvier 2018

Vendredi 2 février 2018, La Cinémathèque française projette le documentaire Le Cas Pinochet, copie 35 mm de ses collections, déposée récemment par la société de distribution Zootrope Films. Patricio Guzmán, réalisateur en 2010 de Nostalgie de la lumière ‒ qui révèle les galaxies les plus éloignées avec la même splendeur que des grains de sable dans le désert chilien ‒, propose un cinéma sensible, voie d’accès à la vérité de l’histoire tragique de son pays.

« Je crois que la force de la mémoire nous permettra de guérir. C’est pour ça qu’il faut rétablir la mémoire collective. Pour pouvoir vivre et construire l’avenir. »
Gabriela, victime de la torture sous la dictature de Pinochet, interviewée par Patricio Guzmán

Le Cas Pinochet (Patricio Guzman)

Patricio Guzmán raconte des histoires comme un homme raconterait un secret de famille à ses proches, avec précision et exactitude, un ton grave et captivant, car il importe avant tout pour ce cinéaste/conteur que les enfants du Chili se souviennent et que ces récits se transmettent sans que l’on puisse les déformer. Il s’agit d’être clair : les phrases sont posées, les syllabes découpées et les mots choisis. Le ton est ainsi donné car il s’agit aussi de mémoriser les faits et les témoignages. De même, les images et le montage suivent cette même démarche, soutenant et déployant le discours, car, dans le cinéma de Guzmán, il est nécessaire de justifier ce qui est dit, avec des images, filmées ou empruntées, ne pas laisser de place à l’ambiguïté et à la dénégation. L’histoire du Chili a été écrite et filmée, comme la plupart des grands événements marquants du XXème siècle, mais pour le réalisateur (et surtout, pour tous ceux dont il relève les témoignages) il s’agit avant tout de lutter contre l’oubli et l’indifférence. Le Cinéma de Patricio Guzmán est une arme absolue contre l’amnésie.

Le cinéaste focalise nombre de ses films sur deux hommes politiques que seule la tragédie du Chili rapproche, Salvador Allende et Augusto Pinochet. Plus précisément, Patricio Guzmán réalise Le Cas Pinochet en 2001, documentaire sur un homme « sans envergure » qui instaura une dictature sanguinaire durant dix-sept ans, supprima toutes les instances démocratiques et se maintint au pouvoir jusqu’en 1990. Le film suivant, réalisé en 2004, sera Salvador Allende, nom du président chilien qui dirigea démocratiquement le pays à partir du 3 novembre 1970, jusqu’au coup d’État militaire orchestré par Augusto Pinochet le 11 septembre 1973. Dans ce second portrait, le réalisateur interroge un vieil homme, ancien métallurgiste, qui parle de son respect pour Allende, figure paternelle : « J’admirais l’esprit d’Allende. Mon père était compréhensif, je dois beaucoup à mon père, il était anarchiste. Il m’a aidé à me forger, toujours, jusqu’à sa mort. Je garde un bon souvenir de lui et aussi de Salvador Allende. Il a fait pour le Chili ce que mon père a fait pour moi. » Cette description, poignante, résume la pensée d’une grande partie du peuple chilien et traduit toute l’admiration que le réalisateur porte à cet homme politique hors du commun, défenseur jusqu’à sa mort de valeurs socialistes et humanistes, s’efforçant de lutter contre la pauvreté, rendant aux paysans leurs terres et nationalisant les industries privées. Les images d’archives en noir et blanc de Salvador Allende dévoilent sans équivoque ce personnage politique, orateur charismatique, et montrent les manifestations impressionnantes du peuple chilien qui lui ont permis d’accéder au pouvoir, tout en poursuivant son programme révolutionnaire.

À l’inverse, dans Le cas Pinochet, Guzmán décrit le dictateur comme un personnage médiocre, sans stature politique. Il sera, dès le début du film, associé essentiellement aux assassinats et aux tortures commises sous son régime. Les toutes premières images sont filmées, lors d’une reconstitution, sur le lieu d’un crime qui porte des traces d’exécution (dans le désert du Chili). Le frère d’une victime, en colère, raconte : « Ce qui s’est passé ici est un crime. C’est ça la dictature militaire. Voilà le gouvernement d’Augusto Pinochet : assassiner des jeunes de dix-huit ans et les abandonner, sans leur famille. » Aux yeux de Patricio Guzmán, Pinochet n’est rien d’autre qu’un assassin. Le Cas Pinochet est l’étude d’un procès, qui finalement n’a jamais abouti..., mais ce film aussi est un procès, réunissant des preuves et des témoignages : une revanche sur cette aberration de l’histoire chilienne. Pinochet est-il un cas à part ou semblable aux vulgaires assassins qu’il faut punir, preuves à l’appui ? Patricio Guzmán rappelle que, sous la dictature, la torture a été institutionnalisée, mais à partir de 1990, suite à l’élection démocratique de Patricio Aylwin puis à partir de 1994, pendant le gouvernement d’Eduardo Frei Ruiz-Tagle, il n’y a jamais eu d’enquête sur la torture menée par l’État. En 1996, grâce à une « faille policière », Carlos Castresana, procureur espagnol, demande l’extradition du général Pinochet en voyage à Londres vers l’Espagne pour qu’il y soit jugé pour ses crimes. C’est le début d’une partie d’échec, opposant les défenseurs de Pinochet à ses détracteurs. Patricio Guzmán interroge des avocats, Roberto Carreton, avocat des Droits de l’homme, Juan Carcès, avocat espagnol et conseiller d’Allende lors de sa présidence, des hommes au parcours engagé et admirable. Au contraire, la visite filmée de Margaret Thatcher venant réconforter et soutenir le dictateur est saisissante. Tout en suivant les péripéties d’un procès sous tension, aux procédures complexes et aux rebondissements inimaginables, Guzmán s’intéresse aux victimes qui ont longtemps témoigné dans l’indifférence générale, en leur offrant un temps de parole. Le film est aussi une suite de témoignages éprouvants, de femmes surtout, racontant leur calvaire dans les prisons chiliennes et les salles de torture. Elles sont filmées sobrement, face caméra : Victoria (qui porte sur elle en permanence la photo de son fils disparu), Nelly (qui compte dix-neuf disparitions dans sa famille), Gabriela (qui a subi de nombreuses tortures), Luisa (qui raconte la mort de ses deux fils)…

Cette projection est une occasion de revoir ce film rare et bouleversant, et de rencontrer un cinéaste qui puise son inspiration dans l’histoire tourmentée de son pays et finalement dans sa propre histoire, retrouvant, grâce au cinéma, sa terre originelle, qu’il a dû quitter comme tant d’autres, les exilés, si souvent montrés du doigt aujourd’hui et qui sont les témoins indispensables de notre triste Histoire.


Hervé Pichard est directeur des collections films à la Cinémathèque française.