Chantal Akerman, mode d'emploi

Delphine Simon-Marsaud - 22 janvier 2018

Tout commence et se termine dans une cuisine. Le foyer. Lieu de souvenirs, de relations douloureuses, d’oppression et de malaises existentiels. Ou simplement du temps qui passe. Née en 1950, Chantal Akerman réalise son premier film à l’âge de 18 ans à Bruxelles, renonce à se marier à Tel Aviv, découvre le cinéma expérimental à New York, puis s’installe à Paris. Cinéaste nomade, fille de rescapée de la Shoah, elle se cherche, se raconte, naviguant entre essais, fictions tourmentées et documentaires engagés. Une œuvre personnelle, exigeante, forte, où il est question d’enfermement, d’absence, de rapport à l’autre et surtout à sa mère.

Cinq films pour aborder le cinéma de Chantal Akerman, enfant de la Nouvelle Vague et figure emblématique de la modernité cinématographique, disparue en 2015.


La matrice : Saute ma ville (1968)

Saute Ma Ville (article)

À 15 ans, Chantal Akerman voit Pierrot le fou. Elle ne connaît rien de Godard. Elle y va parce qu'elle aime bien le titre. Pour la première fois, elle comprend que le cinéma peut être un art. « En sortant de la salle, j'ai dit que je voulais faire des films. Tout de suite. » Dans Saute ma ville, premier court métrage en noir et blanc, Akerman se met en scène dévastant la cuisine de sa maman. Au rythme d'une ritournelle guillerette qu'elle chantonne, la jeune fille s'agite et accomplit une série de tâches ménagères de plus en plus absurdes. Des gestes au départ un peu foufous, burlesques mais pleins de rage. Comment faire pour survivre ? Car la tension monte et l'on comprend rapidement qu'elle a décidé d'en finir avec la vie. Comme Pierrot le fou se fait sauter la tête pour se libérer en disant « merde ».
Près de 50 films plus tard, un an après la mort de sa mère, Chantal Akerman se suicide, laissant derrière elle une œuvre intime mais résolument universelle.


La référence : Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975)

Jeanne Dielman (article)

Dans sa cuisine, une femme épluche des pommes de terre, fait la vaisselle, prépare un café. Jeanne Dielman répète minutieusement les gestes les plus banals d'un quotidien rempli de silences pesants. Jusqu'au dérèglement fatal. Les plans séquences sont larges et fixes pour mieux figer l'espace et le temps. « Une histoire de claustration spatiale et mentale » explique Akerman. « Un film sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort ». Une œuvre fondatrice qui marque profondément le cinéma de Gus Van Sant : « Jeanne Dielman est un chef-d'œuvre absolu. Chantal réussit à raconter une histoire dans un geste stylistique, rigoureusement passionné, brûlant dans son épure, qui n'existait pas avant elle. Son film hante mon œuvre. » Loin de l'image de la petite ménagère, l'actrice Delphine Seyrig rend le personnage plus fort encore. Pour Akerman, elle incarne toutes les femmes. À sa sortie, Jeanne Dielman devient emblématique de la cause féministe et fait le tour du monde.


Le road-movie : Les Rendez-vous d'Anna (1978)

Les Rendez-vous d'Anna (article)

Anna est en déplacement. Une cinéaste en voyage, entre l'Allemagne, la France et la Belgique. De ville en ville, de gare en hôtel, elle croise trois hommes et deux femmes. Esseulés, fragiles. Esquissant un sourire, Anna les écoute, ne dit presque rien. Le personnage interprété par Aurore Clément, alter égo de la réalisatrice, se révèle au fur et à mesure de ses rencontres. Le regard qu'elle porte sur l'Europe, l'Allemagne en particulier. Les raisons de son errance. Un soir, entre deux trains, Anna retrouve sa mère (Léa Massari) et se met à lui raconter, blottie contre elle, sa rencontre avec une femme. Rentrée à Paris, après une nuit d'amour manquée avec son amant fatigué (Jean-Pierre Cassel), Anna devra faire face à sa propre solitude.
Aurore Clément et Chantal Akerman (initiales en miroir) ont cette même étincelle dans les yeux. La cinéaste pensait au départ interpréter le rôle d'Anna. En Clément, elle trouve son double, comédienne fétiche avec qui elle travaillera plusieurs fois.


L'adaptation : La Captive (2000)

La Captive (article)

« C'est un livre fait pour mon cinéma. Dans La Prisonnière, Albertine est libre, elle aime les femmes, et le narrateur est totalement démuni par rapport à ça. » En s'inspirant d'une partie de La Recherche du temps perdu de Proust, Akerman poursuit l'exploration de thèmes qui lui sont chers : l'altérité, l'homosexualité, la dissimulation et la honte qui en résulte. Mais aussi l'enfermement et l'aliénation du personnage féminin. Ariane / Albertine (Sylvie Testud) vit sous la surveillance continue de son compagnon. Il la suit, l'épie, l'interroge. Entre les murs de son appartement bourgeois où il pense retenir l'objet de son désir, Simon / Marcel (Stanislas Merhar), suspicieux et jaloux, s'est lui-même enfermé dans son obsession. Un secret à percer qui n'est pas sans rappeler le Vertigo d'Hitchcock à qui Akerman rend aussi hommage avec les filatures de Simon, la scène du musée et la contemplation d'une statue de Rodin évoquant le chignon en spirale du personnage d'Hitchcock.


Le film sur la mère : No Home Movie (2015)

No Home Movie (article)

La cuisine ressemble à celle de Jeanne Dielman. Chantal Akerman y filme sa mère à la fin de sa vie. Sa mère, survivante des camps, qui n'en parlait jamais. Ensemble, elles racontent leur histoire. Les plans de l'appartement bruxellois, entrecoupés d'images de terres arides, ravivent les souvenirs : l'exode des parents juifs de Pologne, l'arrestation pour Auschwitz, l'enfance, l'école juive que le père de la cinéaste l'oblige à quitter alors qu'elle s'y sent si bien. No Home Movie est un film sur l'absence, la distance, le vide. Akerman est hors-champs, traverse furtivement le cadre ou filme à l'autre bout du monde via Skype. La mère est assise de face derrière sa table, douce et pleine de tendresse, fixée à jamais sur l'ultime film de sa fille. Un film d'amour. Un film d'adieu.


Delphine Simon-Marsaud est chargée de production web à la Cinémathèque française.