Une cinémathèque imaginaire de Chantal Akerman

22 janvier 2018

Quand on lui parlait de la première rétrospective que lui consacrait la Cinémathèque française en 2000, Chantal Akerman se disait « très heureuse », mais lui reprochait d'être loin. « Tout là-bas dans le XVIe. Qui peut y aller la nuit ? Moi je ne pourrais pas. À Bruxelles, la cinémathèque était entre ce qu'on appelle le bas de la ville et le haut de la ville. Juste au milieu, c'était parfait. » Bruxelles, la ville où elle est née, là où elle a commencé à peupler de films sa cinémathèque imaginaire. En l'ouvrant pour cet entretien accordé à Frédéric Strauss pour la BiFi en septembre 2000, elle prévenait d'emblée : « Je n'ai jamais été une cinéphile pure et dure. Et maintenant, je ne vais quasiment plus au cinéma. Je n'ai pas envie d'aller voir des films par simple curiosité, pour me faire mon idée, il faut qu'on me dise qu'il y a quelque chose d'essentiel à découvrir. Mais j'en demande sans doute trop. »


Pierrot le Fou (Jean-Luc Godard, 1965)

Pierrot Le Fou

J’ai dit souvent que c’est parce que j’ai vu Pierrot le fou adolescente que j’ai eu envie de faire du cinéma. Je ne connaissais rien du cinéma, je n’avais vu que des films du genre Le Gendarme à Saint-Tropez et je croyais que le cinéma n’était bon que pour aller rigoler en bande. Je ne me rendais pas compte que c’était un moyen d’expression artistique. Je suis allée voir Pierrot le fou comme n’importe quel autre film, sans savoir qui était Godard, j’ai pris une place parce que le titre m’avait plu. Et pour la première fois de ma vie, j’ai vu que le cinéma était un art. En sortant de la salle, j’ai dit que je voulais faire des films. Tout de suite. Et j’en ai fait très vite, en effet, puisqu’à dix-huit ans j’avais déjà tourné mon premier court métrage.
Après Pierrot le fou, j’ai couru voir ses autres films, et je vais encore les voir maintenant. Mais je n’ai pas acheté son Histoire(s) du cinéma. Je le ferai sans doute. Il y a à boire et à manger dans ses films. Dans For ever Mozart, il y a un quart d’heure que j’ai trouvé sublime et pas plus, mais ce quart d’heure m’a suffit pour me recharger comme une pile. Evidemment, ce n’est pas ce qui m’arrive quand je vois un film comme JLG/JLG, ça me déprime plutôt. Mais Godard m’insuffle souvent une force vitale, il me fait cet effet, il me donne toujours et encore envie de faire du cinéma. Les films des autres cinéastes n’apportent pas forcément ce désir de faire.


<---> (Back and Forth, Michael Snow, 1971)

BackandForth

J’ai été très impressionnée par les films expérimentaux américains. J’ai eu la chance d’arriver en 1971 à New York et de découvrir tout ce qui se passait dans ce petit milieu du cinéma expérimental. Notamment les films de Michael Snow. J’ai été fascinée par le fait que, sans raconter d’histoire, Michael Snow créait une véritable tension. Je me souviens par exemple d’un film qui s’appelle Back and forth, on voit une salle de classe et il ne se passe rien mais la caméra fait un panoramique constant droite-gauche/gauche-droite, et on est tendu comme si on était dans le plus intense des polars. On se demande si la caméra va balayer un peu plus loin à chaque fois, ou un peu moins loin, et Michael Snow crée à partir de ça une terrible tension. Ça m’avait fascinée. Comme La Région centrale, un autre de ses films, pour lequel il avait inventé un moteur qui permettait de tourner des panoramiques à 360 degrés. La caméra se déclenchait toute seule au milieu d’un paysage canadien, dans mon souvenir, c’était la nuit, mais il devait y avoir des plans de jour aussi. Le film durait plus de trois heures et vous prenait dans une sorte d’expérience physique. Ça, c’est très fort : faire ressentir le cinéma au spectateur à travers son corps.


Pickpocket (Robert Bresson, 1959)

Pickpocket

Bresson aussi, c’est la tension qui vous prend. J’ai vu d’abord Pickpocket. Voir Pickpocket, c’est faire une expérience qui vous marque pour le restant de votre vie. Et je n’ai jamais imaginé que ça puisse être joué autrement. Après, on m’a parlé du modèle et de cette fameuse méthode… Je comprends très bien que Bresson ait eu besoin de ça pour atteindre l’essentiel, pour se laver du naturalisme et aussi du théâtral – car quand on échappe au naturalisme on tombe souvent dans le « théâtral », entre guillemets, car il faut encore s’entendre sur ce qu’est le théâtral. Je comprends très bien tout ça. Mais la direction d’acteurs ne m’a pas frappée la première fois, tellement elle va avec tous les autres choix de mise en scène faits par Bresson.


Les comédies américaines

Gold Diggers (Busby Berkeley)

Dans un tout à fait autre genre, j’aime les comédies américaines, certaines en tout cas. J’ai découvert ce cinéma-là grâce à Eric de Kuyper, qui a coécrit avec moi le scénario de La Captive. On ne peut pas dire que je suis devenue une spécialiste de la comédie américaine, mais j’ai fini par en voir pas mal, pour le pur plaisir de la forme, des corps qui bougent. Et les histoires ça m’était égal. Dans les films de Busby Berkeley, j’aime la pureté des lignes, les damiers en noir et blanc, les robes blanches et les costumes noirs… La forme, vraiment, et la jouissance qu’elle donne.


Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958)

Vertigo

Dès qu’il y a des poursuites on parle de Vertigo. C’est vrai que je les ai regardées, mais les poursuites de La Captive sont beaucoup moins savamment faites que celles d’Hitchcock. Il avait tourné celles de son film avec des bouts de voitures ou des bouts de pare-brise qu’il pouvait manipuler comme il le voulait. Moi, j’ai tourné dans la simplicité la plus totale, et je serais incapable de faire un film comme Vertigo. D’abord, je ne sais pas dessiner, et j’ai besoin de la caméra pour faire les plans, je ne peux pas déterminer le cadre avant de regarder dans l’objectif, contrairement à Hitchcock. Je ne sais pas comment il faisait pour avoir cette préscience du cadre, c’est presque comme Beethoven qui compose en étant sourd. Mais c’est vrai qu’il y a une tension dans Vertigo et qu’il y a aussi une tension dans La Captive. Même si Vertigo, tout en étant un film d’obsessionnel, est plus fétichiste que mon film.


Gertrud (Carl Theodor Dreyer, 1964)

Gertrud (Dreyer)

Je ne sais pas si le cinéma nourrit vraiment ma façon de faire du cinéma. Il y a des cinéastes, comme Téchiné, qui parlent des films en y trouvant tout de suite des repères, ils peuvent dire « Et après cette scène, il y a un travelling »… Moi je ne retiens rien de tout ça. J’ai une impression générale. Il y a quand même des films dont je garde des images précises. Dans Mamma Roma, quand Anna Magnani marche au milieu de la rue, je me souviens qu’il y a un travelling. Mais je ne suis pas une cinéphile qui retient les films. J’en garde une impression, qui peut être très forte, mais je ne me souviens même pas des histoires, je ne peux pas dire comment un film commence et comment il se finit. J’ai vu assez tard le Gertrud de Dreyer, c’est un film qui me serre le cœur rien que d’y penser, et ce qui me revient, c’est la manière de prononcer « Gertrud ». Je crois que j’avais tout adoré dans ce film, mais la musique de ce prénom m’est restée par dessus tout.


Des journées entières dans les arbres (Marguerites Duras, 1976)

Des journées entières dans les arbres (article)

En 1975, je me suis promenée avec Marguerite dans tous les festivals, et d’abord à Cannes. India song était passé à Un certain regard et moi j’étais avec Jeanne Dielman à la Quinzaine des réalisateurs. J’avais été séduite par India Song, pour plein de raisons, mais ça ne m’est pas vraiment rentré dans le corps. J’ai surtout beaucoup aimé Des journées entières dans les arbres, il y avait quelque chose de rêche, plus fort qu’India song qui restait quand même un bel objet. Mais je ne peux pas dire que Marguerite est quelqu’un qui m’a marquée en tant que cinéaste. Sans vouloir ne garder d’elle que son travail d’écrivain, il y a des choses qui m’ont plus intéressée en littérature, comme La Vie matérielle, qui est un livre extraordinaire, ou La Maladie de la mort et La Douleur. Ça m’a plus touchée.

J’aime certains films d’Ozu, et L’Aurore de Murnau, dont je ne connais pas l’œuvre en dehors de ce film si impressionnant. Je me souviens d’une belle douceur dans les films d’Ozu, mais finalement la dureté de Dreyer dans Gertrud m’a plus marquée. Voilà, c’est à peu près tout. Le reste m’est assez indifférent. L’avant-garde et les grands classiques. Entre les deux, très peu de choses m’intéressent.


Propos recueillis par Frédéric Strauss en septembre 2000.