Samuel Fuller, mode d'emploi

Hélène Lacolomberie - 21 décembre 2017

Retour en 5 films sur un homme, et son œuvre, qui auront traversé de concert le XXème siècle, ses drames, ses horreurs et ses conflits. Formidable raconteur d'histoire, Samuel Fuller se sera frotté à tous les genres, secouant Hollywood dans tous les sens pour mieux raconter le monde tel qu'il est, violent et fou.

Le premier film : J’ai tué Jesse James

En 1949 sort le premier film de Samuel Fuller. Pour son galop d’essai, il s’attaque au mythe de Jesse James, mais se démarque d’emblée des précédentes versions signées notamment Henry King et Fritz Lang. J’ai tué Jesse James est bien plus une histoire d’amour qu’un western classique, même si le drame se cache dans les paysages habituels, se noue autour des colts, des chercheurs d’or et des traditionnels saloons. Son anti-héros, Robert Ford, qui assassine lâchement son ami et mentor, n’a de cesse de vouloir décoller cette étiquette qu’il porte comme une croix. « Je veux juste prouver que je ne suis pas un meurtrier, ni un traître, ni un assassin ». Peine perdue, chez Fuller, la rédemption semble impossible. Réflexion sur le courage et la lâcheté, sur l’honneur, la culpabilité, l’expiation, J’ai tué Jesse James adopte le point de vue du tueur, et provoque une empathie ambiguë et inévitable pour cet homme, qui, pris au piège, n’agit que par amour. Robert Ford est d’abord dépendant de sa relation avec Jesse James, avant de passer par la case cellule puis à une prison bien plus terrible, celle qui consiste à vivre avec ses démons.

Fuller déploie une belle ingéniosité pour se jouer d’un budget dérisoire. Dès la scène d’ouverture, on assiste à la naissance d’un style d’une intensité rare. Le classique hold-up est filmé en silence, et alterne les gros plans pour scander le duel tendu entre le bandit et le banquier. J’ai tué Jesse James introduit la thématique fullerienne de l’enfermement, et, malgré quelques balbutiements inévitables, annonce une œuvre solide, brillante, nerveuse, et par là-même résolument moderne.


Shakespeare au Japon : La Maison de bambou

Une scène d’ouverture magistrale, une scène de clôture brillante et entre les deux un bijou de film noir, transposé au pays du Mont Fuji. Un gang de criminels mafieux déjoue les poursuites policières, et vit dans cette maison de bambou comme une micro-société, entre fraternité et rivalités. Il y a du Shakespeare là-dedans, il y a l’exaltation de valeurs chères à Fuller, il y a les séquelles de la guerre, l’armée, la trahison. Il y a une virilité exacerbée, teintée ici d’homosexualité, que Fuller ne rechigne pas à traiter, avec finesse et intelligence. Le tout est porté et emporté par Robert Ryan, salaud magistral et charismatique. Peu de place pour les femmes, reléguées au rang de servantes, d’objets, excepté le personnage de Mariko, pont sensuel et symbolique entre deux pays, entre modernité et tradition.

Il y a surtout toute la fascination et l’amour de Fuller pour le Japon et sa culture, dans sa façon de filmer les geishas, les ruelles, le peuple, le théâtre, les coutumes ancestrales qui perdurent dans ces années 50 où la présence militaire américaine est encore forte, où l’acculturation ne prend pas, où les codes et usages sont une barrière bien plus élevée que celle de la langue. Témoin cette scène de fête, insolite, où des danseuses traditionnelles en kimonos se lancent sans transition dans un swing endiablé avec leurs spectateurs occidentaux… La caméra de Fuller montre ces fractures avec élégance, découpe des silhouettes, joue avec le Technicolor. La Maison de bambou est le premier grand film hollywoodien tourné entièrement au Japon, et chaque scène transpire le plaisir de son réalisateur. « Travailler au Japon était un rêve devenu réalité. Ce fut une expérience grandiose qui a enrichi ma vie ».


Le film maudit : Dressé pour tuer

En 1982, des années après The Crimson Kimono (1959) et Shock Corridor (1963), Fuller aborde une nouvelle fois le thème du racisme. Mais cette fois, le message est direct. Brutal. Dès l’entame, le réalisateur joue avec un titrage dichotomique, du blanc qui se meut en noir, et donne le ton d’un film âpre, sans concession. D’un roman de Romain Gary, Fuller a tiré un scénario limpide, en élaguant la partie autobiographique pour en faire une histoire universelle. Dressé pour tuer (White Dog en VO) remonte aux racines du mal dans un réquisitoire sec contre une certaine partie de l’Amérique raciste et violente. Ici, meilleur ami de l’homme blanc, le chien est surtout le meilleur ennemi de l’homme noir.

Habitué de la violence crue, Fuller réalise un film entre baroque et dépouillement. Alterne ralentis, gros plans, joue avec le steadicam pour insuffler de la fluidité entre deux séquences de combat. Filme l’affrontement entre l’homme et le chien comme un duel de western entre le dresseur et l’animal. Lorgne davantage vers le drame que vers l’horreur, en évitant les bons sentiments pour gagner en efficacité. Fuller laisse parler les images, met sa maîtrise technique au service d’une tension continue. Il filme comme il monterait au front, la rage au ventre. Peu de dialogues, des scènes explicites, et au final une vraie puissance émotionnelle : « un film est une œuvre qui doit avoir un impact visuel très fort. Si on ne comprend pas ce qu’il y a dans les images, alors c’est ma faute ».

Les scènes d’attaques périlleuses rendent le tournage délicat. La sortie du film est un fiasco : la Paramount, pusillanime, bloque la distribution sur la foi de rumeurs qui préjugent de son caractère raciste. Dressé pour tuer ne sort que dans quelques pays, et attend dix ans pour être visible aux États-Unis. La polémique et l’échec du film provoqueront l’exil de Fuller en France.


Le huis-clos militaire : Baïonnette au canon

« C’est l’histoire d’une petite escouade de soldats chargée de bloquer l’avancée ennemie pendant que leur division quitte une région montagneuse enneigée de la Corée du Nord. Bien entendu, mon histoire inclut des trucs que j’avais vécus sur le front, tels que les risques d’engelures par temps de grand froid, la crainte d’un officier de donner des ordres qui mettraient ses hommes en danger, et un soldat qui a peur d’appuyer sur la gachette ». En 1951, juste après J’ai vécu l’enfer de Corée, Fuller replonge à la demande de Zanuck. Ses conditions : tourner tout le film sur une colline, recouverte de neige, et dans une grotte.

Baïonnette au canon est bouclé en à peine vingt jours, à chaud, pendant que le conflit coréen fait rage. Le film est nerveux, le rythme est soutenu. Décision, ordres et exécutions sont immédiats, Fuller plonge dans l’action dès les premières minutes. Très peu de vues d’ensemble, des séquences nocturnes, dans la neige : le spectateur est enfermé comme chaque soldat est pris au piège. La caméra capte la tension entre les hommes, traduit l’attente, cerne la promiscuité, scrute les visages en plans serrés, humanise les GI en refusant de les cantonner à leurs uniformes. « L’infanterie n’a rien de romantique », explique Fuller. Et pour cause : envoyer à la mort 48 hommes pour en sauver 15 000, c’est l’équation incontournable en temps de guerre.

Partant de ce sacrifice établi et accepté, Fuller livre une réflexion sur la charge d’officier, sur la responsabilité, sur l’engagement, dans un monde où devenir un homme passe par en tuer un autre. « Il faut plus que des tripes pour rester en vie » déclare le sergent à son subalterne. Baïonnette au canon en a, des tripes, et préfigure The Big Red One, le chef d’œuvre autobiographique que Fuller mettra une trentaine d’années à enfanter. Ce sera aussi un film particulièrement rentable pour la Fox, qui permettra à la major d’investir dans l’équipement nécessaire pour tourner en Scope.


Le mélo noir : Pick up on South Street (Le Port de la drogue)

« Mon histoire est un polar noir sur des marginaux, rien de plus, rien de moins. » Il aura fallu tout le soutien de Zanuck, allié à la détermination de Fuller, pour imposer ce scénario peu vendeur à la Fox. Si Fuller égratigne au passage le climat absurde de la Guerre Froide des années 50, aucun prosélytisme. Juste la volonté d’ancrer son histoire dans le contexte du moment. Une évidence pour le réalisateur, pas pour la frileuse branche française de la Fox, qui, pour éviter de froisser l’électorat communiste alors en force, et donc les spectateurs, modifie l’histoire. Par le jeu des traductions, la propagande politique se transforme en une banale affaire de drogue, Pick up on South Street devient Le Port de la drogue. Fuller, ulcéré, ne voulut jamais découvrir cette version de son travail.

Dans le métro new-yorkais, un pickpocket dérobe à une jeune femme un micro-film destiné au bloc de l’est, précieux butin que chacun, communistes, policiers, cherchera à récupérer à tout prix. Impressionné par le néo-réalisme de De Sica et de Rossellini, Fuller attache une importance capitale aux décors, va chercher le réalisme dans le marbre d’un building, dans une cabane au bord du fleuve, dans les scènes de rue, dans la foule du métro bondé. Avec toujours ce sens de la mise en scène intuitif, ce style vif, ce rythme haletant. Porté par l’insolence de Richard Widmark, l’expérience de Thelma Ritter et l’animalité de Jean Peters, Pick up on South Street est sensuel, violent. Chez Fuller, on cogne, et on cogne fort. On embrasse avec passion. Et c’est avec une certaine tendresse que le réalisateur filme les bas-fonds, les escrocs à la petite semaine. Son pickpocket est avant tout un artiste, et ses personnages, tout hors-la-loi qu’ils soient, agissent selon un code d’honneur. Sous la noirceur affleure une vraie noblesse d’âme. Voilà ce que Fuller a voulu montrer, et voilà pourquoi Pick up on South Street est devenu un classique du genre, incontournable.


Hélène Lacolomberie est rédactrice web à la Cinémathèque française.