George A. Romero, mode d'emploi

Hélène Lacolomberie - 28 novembre 2017

George A. Romero est le père du zombie moderne, mais pas seulement. Son cinéma populaire porte en lui une critique de la société américaine, s’enracine dans une contestation souvent visionnaire, mais jamais dénuée d’une distanciation nécessaire, et s’épanouit entre ironie et humour macabre. Cinq films ou cinq facettes d’une œuvre bien plus cohérente qu’elle n’en a l’air, pour donner envie de la (re)découvrir.

Le film fondateur : La Nuit des morts-vivants

Premier long métrage de Romero, sorti en 1968. Budget dérisoire, violence crue, héros noir, ce huis-clos physique et symbolique porte les fondements d’un cinéma politique et contestataire qui sera la marque de fabrique de son auteur, et aura une influence majeure sur tout le cinéma fantastique américain. Romero scrute au microscope un échantillon de l’Amérique, qui traîne dans son sillage les scories encore fraîches du bourbier vietnamien. La société est malade, d’un mal contagieux, qui n’est pas forcément celui qu’on croit. Certes, des morts reviennent pour dévorer des vivants et reprendre leur dû, s’emparer de lambeaux de vies qui leur ont été volées, mais Romero stigmatise surtout la bêtise humaine, qui atteindra son paroxysme lors de la scène finale, au message mordant. Il joue sur le mode réaliste, à la lisière du documentaire, et ne recule devant rien pour mieux cerner l’horreur cauchemardesque de son récit.

Dans l’ADN de La Nuit des morts-vivants, on retrouve la trace du roman de Richard Matheson, Je suis une légende, mais aussi celle de Carnival of Souls, de Herk Harvey, auquel Romero rendra hommage en reprenant presque littéralement une scène magnifique dans son Territoire des morts en 2005. Plus de trente-cinq ans après White Zombie, premier du genre, en 1932, Romero invente la figure du zombie moderne, qui a désormais une portée socio-politique incontestable. Et ouvre ainsi la voie à toute une descendance, blockbusters, BD, séries télé, jeux vidéo ou tout simplement… sa propre saga « of the dead ».


Le film-charnière : The Crazies

En 1973, George Romero réalise The Crazies, prolongation formelle de La Nuit des morts-vivants. Dès l’ouverture, en écho, Romero met en scène deux enfants, frère et sœur, jouant à se faire peur. Une nouvelle fois, le budget est ridicule, mais une nouvelle fois Romero s’en arrange avec ingéniosité. La forme, fragile, reste malgré tout efficace et donne au film des accents documentaires. Romero passe au lance-flammes – au propre comme au figuré – l’Amérique et ses citoyens, ses diktats, ses règles sécuritaires et sa politique d’oppression. L’ombre du Vietnam est présente dans chaque plan, dans les détails qui parsèment le film, un hélicoptère, un drapeau, la photo d’un jeune GI… Derrière les combinaisons et les masques des militaires devenus anonymes, tels des clones, et au milieu des malades, on ne distingue plus personne. Chaque groupe est une masse plus menaçante encore que l’arme bactériologique en cause, synonyme d’apocalypse imminente.

Séquence après séquence, Romero transgresse les tabous un par un, avec délectation. Violence, vengeance, suicide, inceste… jusqu’au final qui encore une fois reflète la bêtise humaine. Pas de doute, on est chez le cinéaste de la contestation acide.


Le sous-estimé : La Part des ténèbres

En 1992, Romero adapte Stephen King. Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble plusieurs fois, du film à sketches Creepshow, aux deux projets abandonnés pour cause de désaccord avec la production, Les Vampires de Salem et Simetierre. Cette fois, Romero s’empare du projet, l’histoire d’un écrivain aux prises avec son double créateur, somme de ses fantasmes virils, et écrit entièrement le scénario de La Part des ténèbres, qui multiplie les références. Bien sûr, les nuées d’oiseaux menaçantes évoquent Alfred Hitchcock. Bien sûr, on ne peut s’empêcher de rapprocher La Part des ténèbres de L’Antre de la folie de John Carpenter qui sortira deux ans plus tard. Et bien sûr on pense à Misery, sorti en 1990. La part autobiographique du matériau originel est d’ailleurs considérable, puisque Stephen King a lui-même longtemps écrit sous le pseudonyme de Richard Bachman avant d’être découvert, comme le héros du film.

La Part des ténèbres déroule une analyse grinçante sur le processus de création : la machine à écrire que l’auteur délaisse au profit du crayon, et les nombreux artifices qui émaillent le film, de la prothèse d’une des victimes à la fausse pierre tombale d’un simulacre d’enterrement, sont aussi les éléments d’une métaphore hollywoodienne sur la production de masse, pour les masses. Mais Romero est malin. Façon Jekyll et Hyde, il triture et prolonge en réalité son thème fétiche, car le Doppelgänger maléfique qu’il met en scène est à sa façon… un mort-vivant.


La rareté : Knightriders

Film méconnu réalisé en 1981, jamais sorti en salles en France, Knightriders est un film hybride. On y suit une communauté de baladins, qui vivent en donnant des spectacles de joutes médiévales… à moto. Bienvenue à Camelot : Romero revisite la légende des Chevaliers de la Table ronde, déplace le mythe à la fin des 70’s, et lui donne des accents hippies façon Easy Rider, remplaçant les destriers par des cylindrées ronflantes. Airs de flûte, Canticorum Jubilo d’Haendel, ambiance champêtre, costumes ad hoc, Knightriders louvoie entre récit de chevalerie et film de bikers.

Pour autant, il reste cohérent avec toute l’œuvre de Romero, nouveau prétexte à une réflexion sur l’individu et le groupe. Romero interroge la place d’un chef de clan à travers le rôle du roi (Ed Harris, tout jeune et lumineux) et de son rival (Tom Savini, ami et maquilleur attitré, parfait en motard rebelle). Toute la communauté vit selon un code d’honneur, selon des valeurs devenues incompatibles avec une Amérique représentée par les spectateurs des tournois, avides et trépignants (parmi eux on remarquera Stephen King, délicieux de vulgarité). On peut voir Knightriders comme une contestation du système hollywoodien, un retour à la contre-culture, face à l’ordre établi et à la société de consommation – voir la bagarre finale dans un fast-food –, un film sur la difficulté de vivre selon ses convictions. Mais c’est aussi un conte, une échappée poétique non dépourvue d’humour, et une ode à la liberté.


La curiosité : Incidents de parcours

À sa sortie, Incidents de parcours (Monkey Shines) déroute la critique, qui peine à raccrocher le film à l’œuvre de Romero dans son ensemble. On est en 1988, la saga des zombies se porte bien, et Romero vient de boucler Creepshow avec Stephen King. Alors on scrute la performance du singe, on évoque la maltraitance animale, on compare l’arrière-plan scientifique avec d’autres réalisations contemporaines telles que Gorilles dans la brume, ou La Mouche de Cronenberg, on s’attarde sur le scénario – bien ficelé – aux accents horrifiques. C’est oublier qu’Incidents de parcours traite une fois encore d’une forme de mort-vivant, ou plutôt d’une extension, puisqu’Allan (Jason Beghe), paraplégique à la suite d’un accident, a vu sa vie voler en éclats. C’est aussi perdre de vue que le film rejoint la thématique favorite de Romero, la dénonciation d’une société focalisée sur l’argent et la consommation – ici, l’exploitation économique des animaux – qui ne laisse aucune place à ses inadaptés.

Incidents de parcours se double d’une réflexion sous-jacente sur la culpabilité, sur l’interdépendance entre l’homme et le primate, et sur la part animale en chacun de nous, que l’œil de Romero, toujours avec la même distance ironique, livre à notre propre regard.


Hélène Lacolomberie est rédactrice web à la Cinémathèque française.