La restauration de « Voyage au Congo »

Hervé Pichard - 24 novembre 2017

« Ce que nous avons cherché à montrer dans ce film ? Cela se résume en un mot : la Beauté. Au lieu de nous complaire à photographier des êtres déformés ou étranges, des anomalies ou des laideurs, au lieu de surprendre le spectateur par des voies inattendues, nous voudrions l’émouvoir par la beauté de ces races qui est grande. Et nous nous sommes effacés du lieu autant que nous pouvions. »
André Gide, Comœdia, 25 février 1927

Le premier film de Marc Allégret, Voyage au Congo, tourné en 1925, a été restauré par les Films du Panthéon et les Films du Jeudi, avec le soutien du CNC, en collaboration avec La Cinémathèque française et avec l’aide du British Film Institute. La restauration 2K a été réalisée au laboratoire Hiventy, à partir du négatif original conservé au CNC, un contretype tiré par La Cinémathèque française, complétée et conformée grâce à une copie mise à disposition par le BFI. Le musicien italien Mauro Coceano a composé une musique originale pour accompagner le documentaire.

Marc Allégret, cinéaste français du début des années 1930 jusqu’à la fin des années 1950, réalise en 1925 son premier film, Voyage au Congo, un documentaire sur l’Afrique équatoriale où il partage, avec un regard respectueux, son admiration pour les peuples qu’il rencontre, les gestes familiers, les jeux, les danses et les rituels, la beauté des corps et des paysages.

À l’initiative de ce voyage, André Gide est pour l’occasion chargé de mission par le Ministère des Colonies. Écrivain déjà renommé grâce à des œuvres comme Les Nourritures terrestres (1897) ou L’Immoraliste (1902), il désire, depuis son plus jeune âge, voyager en Afrique et marque à nouveau son intérêt pour l’Afrique noire depuis le retour de mission au Cameroun de son ami, le pasteur Élie Allégret (père de Marc) en octobre 1922.

Afin d’organiser cette aventure africaine, l’écrivain propose au futur cinéaste un poste de secrétaire qui l’aidera à préparer l’itinéraire. André Gide apparaît au générique du film pour apporter sa renommée et soutenir un cinéaste encore inconnu ‒ son premier succès, Mam’zelle Nitouche, datant de 1931. C’est en effet Marc Allégret qui, tout en assurant l’organisation de cette expédition, prépare et assure seul ce tournage périlleux. Il n’empêche, le parcours littéraire et intellectuel d’André Gide, son regard critique, s’avère profitable à la créativité du jeune homme.

Lors de ce périple, Marc Allégret ne se contente pas de rapporter des images animées, il tient son propre carnet de voyage et réalise une série de photographies. Les deux hommes embarqueront sur le paquebot « L’Asie » et quitteront Bordeaux pour Dakar le 18 juillet 1925. Onze mois plus tard, les deux aventuriers retrouveront le port de Bordeaux, le 31 mai 1926. Durant le voyage, le cinéaste, ne pouvant visionner aucune image, s’inquiétera du résultat. Il écrira dans Les Cahiers de Belgique (n° 4, mai 1928) : « Ce négatif mystérieux se promenait (non développé) pendant dix mois sur la tête des porteurs, dans des petites caisses capitonnées de poudre de liège, grillé par le soleil et moisi par l’humidité… L’emballage résisterait-il ? Malgré tous les soins dont il était entouré, le négatif ne serait-il pas détérioré au point d’être inutilisable ?… ».

Voyage Au Congo (Marc Allégret, 1925)

Le cinéaste réalise Voyage au Congo sans aucune expérience et occupé avant tout par sa mission première auprès d’André Gide, devant respecter les étapes et le rythme du voyage. Il ne peut s’attarder sur son propre film et, pourtant, il trouve le temps de tourner tout en jonglant avec ses deux autres passions, l’écriture et la photographie. Durant le voyage, Allégret utilise deux appareils, un appareil photo à soufflet Plaubel Makina pouvant accueillir des plaques de verre au format 6 ½ x 9 et la caméra Debrie à manivelle, très maniable.

Avant de partir, il se forme rapidement et tourne des bouts d’essais à Paris en avril 1925. Le réalisateur cherche son style et fait des erreurs techniques. De nombreuses prises sont inexploitables et non retenues dans le montage définitif. Il fait par ailleurs des choix précis de mise en scène, influencés certainement par d’autres documentaires comme Nanouk (Flaherty, 1922). Voyage au Congo est un film étonnant et épuré, à l’esthétique plutôt rare à cette époque, qui se focalise non sur le périple des deux hommes mais sur les lieux et les tribus uniques et encore inconnus du grand public. Il écrira à propos de son film, afin de se distinguer de ce qu’il était convenu de filmer dans les années 1920 : « Nous avons délibérément supprimé de notre film tout ce qui pouvait rappeler proprement le voyage, tout ce qui pouvait donner l’idée d’effort, de risque ou d’aventure ; Nous souhaitions que le spectateur fût aussitôt enveloppé, comme nous l’avions été nous-mêmes, par l’atmosphère de ce pays mystérieux ; et qu’il devînt indiscrètement l’observateur secret d’une humanité sans histoire. C’est pourquoi dans le Voyage au Congo les scènes d’ensemble, les morceaux à effet ne sont pas considérés comme plus importants que les scènes familières. Nous n’avons pas cherché à abolir la surprise, mais bien à maintenir toute chose à sa place. Ainsi seulement s’expliqueront, ainsi paraîtront comme naturels les coutumes les plus étranges, les gestes les plus déconcertants… Bien des coutumes de ces peuplades sont assez voisines de nos coutumes européennes, témoignent des mêmes nécessités ou des mêmes préoccupations… ».

Pendant que Marc Allégret monte son film, André Gide publie en 1927, aux éditions Gallimard, son journal de bord intitulé Voyage au Congo, puis un an plus tard, Retour du Tchad. En 1929, un ouvrage en édition numérotée réunit les deux recueils illustrés de soixante-quatre photos inédites de Marc Allégret. Le film pourrait s’apparenter au témoignage animé du carnet de voyage d’André Gide. Il reste une œuvre à part entière offrant un regard personnel qui diffère de celui de l’écrivain. Le livre prend une orientation politique partagée par Marc Allégret, dénonçant les méfaits de l’administration coloniale. Le film se contente souvent de décrire la beauté des peuples rencontrés : « Le jeu du soleil sur les peaux mates que l’eau vient de rendre luisantes comme du bronze poli… », ignorant volontairement la présence coloniale et celle des Blancs. Le réalisateur s’amuse aussi à mettre en scène dans son film, comme pour une fiction, une histoire sentimentale. Une séquence curieuse qui tranche avec le style documentaire et la chronique du voyage impliquant généralement une certaine distance afin de préserver le naturel et la spontanéité des individus.

Le film est avant tout un véritable témoignage sur les coutumes des peuples vivant au Congo avec des images surprenantes et émouvantes. Marc Allégret est conscient de la beauté et de la rareté des images qu’il filme et transmet. C’est ce geste unique qui, de toute évidence, le guidera à poursuivre sa passion de la mise en scène.


Hervé Pichard est directeur des collections films à la Cinémathèque française.