Revue de presse de « Chinatown » (Roman Polanski, 1973)

Véronique Doduik - 31 octobre 2017

Dans la carrière de Roman Polanski, Chinatown succède à deux films dont la réception critique a été très mitigée : Macbeth (1971), un demi-échec, et Quoi ? (1972), une comédie jugée inconsistante. Avec Chinatown, le réalisateur, dont les deux longs métrages sortis en France en 1968, Le Bal des vampires et Rosemary’s Baby ont été accueillis avec enthousiasme, va renouer avec le succès. C’est sa première incursion dans le film policier, inspiré des romans de la Série Noire éditée chez Gallimard, comme ceux de Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler. Le tournage a lieu en 1973 en Californie, en studios et en décors naturels (notamment à Los Angeles). Le film, qui a remporté un très grand succès aux États-Unis, sort en France le 18 décembre 1974. Là aussi, le public est au rendez-vous. Et pour les critiques, après une brève éclipse, Roman Polanski a bien retrouvé sa veine d’auteur.

Chinatown (Roman Polanski)

Chinatown, un hommage au film noir américain ?

Ce qui frappe dans la presse, c’est la divergence des points de vue sur la « qualification » même du film. Certains critiques soulignent d’emblée la parenté de Chinatown avec les « films noirs américains », cet ensemble de films produits aux États-Unis au début des années 1940 dont la critique française a fait un genre spécifique après la Seconde Guerre mondiale. Roman Polanski s’inscrirait intentionnellement dans ce genre cinématographique, « l’un des plus importants du cinéma hollywoodien » selon L’Humanité. Pour Le Canard enchaîné, le cinéaste « connaît bien ses classiques et travaille en virtuose, puisant aux meilleures sources », tandis que Cinéma parle « d’un hommage respectueux (mais non dépourvu d’ironie) rendu au film noir américain ». L’intrigue, qui situe l’action en 1937 à Los Angeles, est délibérément embrouillée, construite pour désorienter le spectateur. « Le récit est fondé sur des prémisses volontairement trompeuses, l’intrigue principale se révèle être d’ordre politique. Par la suite, une seconde intrigue, cette fois ci d’ordre psychologique, se superpose à la première », observe Cinéma, qui soutient que « Polanski se soumet aux lois immuables du film noir. Le scandale politique qui se greffe sur une histoire de meurtre, avec, dans l’ombre, la silhouette d’un redoutable requin, est aussi un élément classique de ce genre de film ». Valeurs actuelles abonde dans ce sens : « Chacun semble jouer un rôle qui n’est pas tout à fait le sien, l’une des principales lois du genre étant de révéler un univers social où les noirceurs de l’âme humaine sont habillées de faux semblants et d’hypocrisie ». Pour France soir, « les personnages sont exactement conformes à la mythologie du genre ». On y retrouve la figure emblématique du détective privé, J.J. Gittes, incarné par Jack Nicholson, (« un gars décontracté, courageux, ironique, capable de s’intéresser à une affaire en dehors de l’argent qu’elle lui rapporte » (Le Journal du dimanche) ; celle de la femme fatale, belle et ambiguë (Faye Dunaway dans le rôle d’Evelyn Mulwray) ; et un politicien, escroc, manipulateur, et assoiffé de pouvoir (Noah Cross joué par John Huston). Enfin, pour Philippe Labro dans Pariscope, Chinatown va jusqu’à sublimer le « genre noir » : « il est posé, comme un petit diamant noir qui brille dans la nuit, au milieu de la fausse monnaie et des bimbeloteries du cinéma actuel ».

Chinatown, une pâle copie de film noir ?

D’autres critiques ne partagent pas cette analyse. « Cette stupéfiante reconstitution d’une époque, d’une mode, d’un climat, d’un genre de film, est-ce le vain travail d’un copiste, ou l’œuvre excitante d’un faussaire de génie ? », s’interroge Pariscope. « Avec un John Huston faussement patriarcal, une Faye Dunaway énigmatique et glacée, et surtout un Jack Nicholson cynique et sans espoir, très présent dans chaque plan ou presque, vous avez le produit parfait de ce que peut être du très bon cinéma de divertissement à dominante noire », répond Annie Coppermann dans Les Échos. Albert Cervoni dans L’Humanité observe cependant : « quelque chose manque, malgré tout. Polanski a dansé une sorte de valse-hésitation ». Il poursuit : « par certains aspects, il renoue avec les vieilles mythologies, mais par d’autres, il recule devant les excès trop délibérés, devant les évidents artifices qui étaient autrefois les règles du «  genre noir  ». Il a pu reconstituer très soigneusement certains signes (vêtements, voitures, un certain type de personnages). Il n’en reste pas moins que la modernité d’un certain réalisme choque. Au résultat, les personnages sont mal installés entre la mythologie et le vérisme, et le style reste indéfini ». Les Nouvelles littéraires va plus loin, en parlant de « la décadence de Polanski dont Chinatown est un nouveau témoignage ». La revue écrit : « Chinatown est un sous-produit du roman noir à la Chandler, accommodé à la sauce rétro. Avec le détective-privé-obstiné-et-invulnérable et la femme blonde-qui-cache-un-fatal-secret ». Sans compter sur une « histoire d’inceste qui vient se fourrer dans le récit comme un cheveu dans la soupe. Que certains aient pu voir dans cette confuse histoire des arrière-plans métaphysiques relève du délire d’interprétation (…) Ce n’est que du travail bien fait, et on ne peut guère porter à son actif qu’une direction de comédiens prestigieux ». Le Quotidien de Paris, quant à lui, considère que Polanski « se plie aux recettes d’un bon produit à audience populaire et ne redoute pas un certain nombre de clichés : le rappel de la légende de Bogart, la nostalgie des splendeurs hollywoodiennes, et la légende des forces obscures qui tiennent les grandes métropoles à leur merci, dès qu’il s’agit de rivalités socio-économiques ».

Chinatown, une œuvre polanskienne

Si une majorité de critiques considèrent finalement Chinatown comme « un très bon pastiche rétrospectif, à la limite de l’illusionnisme » (Valeurs actuelles), certains observent néanmoins que Polanski demeure fidèle à lui-même, en se souciant peu des conventions. Il existe un élément de pastiche, voire de parodie, dans presque tous les films de Roman Polanski. « Ce qui concourt à la réussite du film, c’est cette distance presque imperceptible que le cinéaste prend avec le sujet, et qui est le plus souvent révélatrice de son art », note la revue Cinéma. Jacques de Baroncelli renchérit dans Le Monde : « la mythologie du roman noir et la séduction de la mode rétro lui ont permis d’incorporer dans Chinatown ce mélange de réalisme et de poésie, de cruauté et d’humour, qui, depuis Le Couteau dans l’eau, caractérise son talent ». Cinéma partage cette opinion : « Chinatown est une œuvre originale et neuve, par bien des côtés. Brossant le portrait d’un détective ingénieux, cynique, mais tendre, tenace, Polanski apporte des éléments nouveaux quant à la connaissance que nous avons du privé au cinéma (la scène des montres sous les pneus des voitures ; la séquence désopilante au cadastre…). Nouvelle également la manière dont il retrace en même temps des enquêtes parallèles. Neuve est sa peinture de la corruption économique, politique et morale qui s’étend sur une ville. Pour Alain Remond dans Télérama, plus qu’une imitation du film noir, on trouve dans Chinatown « l’aboutissement d’un genre ». « Un film ténébreux au final noir de mal, noir de mort, inoubliable », conclut José Bescos dans Pariscope.

Sophistication du récit

Pour quelques titres de presse, comme Le Quotidien de Paris, il existe une filiation entre Chinatown et certains films d’Alfred Hitchcock « peut-être parce que le suspense y est traité de la même manière, dans un subtil mélange de terreur, d’humour, et de romanesque. Ce n’est pas seulement au niveau du ton que la ressemblance est frappante : la construction du scénario, sa progression, le goût des fausses pistes et la présence de gags y font penser plusieurs fois » (Henry Chapier). Cinéma ajoute d’ailleurs à propos du personnage joué par Faye Dunaway : « est-elle folle, cette héroïne glaciale et passionnée ? Elle fait penser à certaines héroïnes hitchcockiennes ». De nombreux critiques sont admiratifs de la maîtrise de Roman Polanski dans la conduite de son récit, bâti pourtant sur le canevas embrouillé des films noirs. Cinéma écrit : « La progression dramatique repose sur un crescendo savant. Il y a trois paliers dans le récit, et un mystère par palier. Au rez-de-chaussée, c’est le train-train fastidieux et peu reluisant du privé qui farfouille dans la vie d’autrui (…) Qui a tué ? Pourquoi ? Puis survient Faye Dunaway, et nous passons au niveau supérieur : Polanski continue de nous parler de prévarications municipales, d’eaux détournées, de fermiers en colère, seule nous intéresse cette femme et son mystère. Quel secret se cache derrière ce visage lisse ? Troisième étage : la série noire vire à la tragédie antique et au drame shakespearien ». Pour Les Échos, « le suspense est mené jusqu’au plan final, par à-coups successifs qui font chaque fois basculer l’intrigue ». Le Figaro apporte néanmoins un bémol : « Polanski ne dédaigne pas une certaine forme d’intellectualisme, et son style verse parfois dans l’affectation ». Cependant, le journal reconnaît que le cinéaste a le sens de l’image fortement expressive.

Sobriété du décor

La tension psychologique entretenue tout au long de Chinatown contraste, selon certains critiques, avec un traitement volontairement dépouillé de l’espace et du décor. « C’est un film pauvre en éléments décoratifs et en silhouettes humaines, et qui se dépeuple au fur et à mesure que progresse l’enquête qui se resserre sur les deux Cross », souligne CinémAction, qui poursuit : « l’utilisation du grand angle sur des paysages désertiques qui paraissent infinis suggère l’isolement et la fuite. L’immensité des lieux et la prédominance des plans en extérieur correspondent aux non-dits de l’intrigue et orientent le spectateur vers le domaine symbolique du hors-champ où se situe l’inceste ». Pour Henry Chapier (Le Quotidien de Paris), « Polanski tire un grand parti de l’atmosphère des rues, et de l’électricité de la ville. Le mystère semble aussi épais dans la somptueuse villa de Beverly Drive que dans les arrière-boutiques sordides de Chinatown, ou les terrains vagues caillouteux ».

L’eau comme leitmotiv

La presse remarque aussi la récurrence du thème de l’eau dans Chinatown. D’abord comme un enjeu de pouvoir politique : pendant une période de grande sécheresse, Los Angeles manque d’eau, alors que des quantités considérables de ce précieux liquide sont détournées et jetées à la mer. « Au centre de cette manigance, de cette toile d’araignée, se trouve Noah Cross (John Huston), « Noé » bien nommé qui distribue à son gré et pour son seul profit l’eau et la sécheresse, la vie et la mort », analyse Jacques Segond dans Positif. Ce personnage est présenté à la fois comme un bâtisseur d’empires (c’est grâce à lui que la ville s’apprête à devenir une immense métropole), et comme un pervers sexuel. Noé devient ainsi Loth, le père incestueux de la Genèse, le premier livre de la Bible. Pour Positif, l’élément aquatique est « un thème sexuel puissamment orchestré dans le film ». CinémAction reprend cette lecture psychanalytique : « l’eau représente métaphoriquement Evelyn (Faye Dunaway), l’objet de l’inceste, que le patriarche a dû céder à Hollis Mulwray, le chef du Service des Eaux de Los Angeles, qui l’a épousée. Ainsi, nous apprenons que Noah Cross possédait jadis «  toute l’eau qui alimente la ville  », et que c’est Mulwray qui a voulu que «  cela devienne service public  » ». La revue, sous la plume d’Anne-Gaëlle Feger, poursuit : « le lien sexuel antisocial est ici associé au pouvoir démesuré, anormal, qu’avait Cross sur la région, tandis que la volonté de son gendre de rétablir une certaine justice sociale correspond à son rôle d’époux qui donne à Evelyn une forme de vie normale ».

« Un malheur obscur »

Pour la presse, Polanski nous offre avec Chinatown une réflexion sur les chemins de la corruption et les racines pourries du rêve américain, « un portrait composite des vices californiens et une analyse spectrale des péchés américains » (Pariscope). « Chinatown est plus qu’un thriller bien ficelé, bien haletant », constate Jean-Louis Bory dans Le Nouvel Observateur, « à l’instar de Walsh ou de Hawks, Polanski réussit à donner à son film une dimension supérieure par le recours avoué à la tragédie. Il y a tragédie là où il y a obscurité sur le ressort du drame, sur la nature du malheur. Malheur obscur parce que caché. Clandestin parce qu’inavouable, indicible parce que dépassant les limites ordinaires du malheur humain : il s’enfonce au plus profond des abîmes troubles du cœur et de la chair, dans cette nuit où notre peur et notre faiblesse installent les dieux et leurs imprévisibles décisions que nous baptisons fatalité ». Pour Les Cahiers du cinéma, le réalisateur joue sans cesse sur « la présentation de situations menaçantes, et de personnages rendus malheureux et en quête d’une vérité qui leur est sans cesse dérobée ». Polanski accentue ainsi l’idée d’errance, d’opacité du monde, de troubles des conduites. « Le rythme de la tragédie est là, inéluctable, nous emportant au galop vers son terme qui ne peut être que la mort. Et une mort « tragique », c’est-à-dire à la fois absurde et fatale » (Positif).

Jack Nicholson, héros tragique

Pour Valeurs actuelles, « le film doit beaucoup à Jack Nicholson (l’acteur était attaché au projet du film depuis le début), qui mêle l’humour à la colère, le cynisme et l’abnégation, la brutalité et la tendresse. Il est à la fois Sam Spade, Philip Marlowe et Nestor Burma. Une véritable anthologie ». Selon Télérama, « Polanski renverse le mythe du détective privé redresseurs de torts (…) Gittes est l’anti James Bond. Ironique, désabusé, il se cogne partout, encaisse les coups et replonge avec horreur dans la tragédie ». « C’est une idée très polanskienne, note la revue Cinéma, que d’avoir affublé Nicholson, pendant la majeure parte du film, d’un énorme pansement sur le nez. Goût de la farce et goût de l’ambiguïté ». Le détective va déployer tous ses efforts pour reconstituer le puzzle parce qu’il voit là une chance d’effacer ses compromissions passées. Cette histoire personnelle qui s’inscrit en filigrane à l’intérieur de l’histoire principale, c’est, écrit Jacques Segond dans Positif, « une référence au passé policier de Gittes, à une histoire ancienne au cours de laquelle une femme aimée avait trouvé la mort, sans qu’il puisse la sauver, à Chinatown ». Cette affaire l’avait bouleversé, et il avait fui définitivement le lieu maudit. « Or, peu à peu, le monde de Chinatown fait retour dans la vie de Gittes (les domestiques chinois d’Evelyn Mulwray, le rendez-vous final). Ainsi, le cauchemar de Chinatown va se reproduire, dans des termes presque identiques », constate Les Cahiers du cinéma. Pour Positif, « le destin de Gittes se répète : l’identique fait retour, le cercle se clôt. La police est sans pouvoir. Noah Cross, sans être inquiété, se retire avec sa proie sexuelle ». « Les méchants ne sont pas punis, les bons ne sont pas récompensés. Le «  unhappy ending  » fait jubiler les dieux dans l’Olympe », conclut Le Nouvel Observateur.

Fatalité et désespérance

Chinatown est pour de nombreux critiques une méditation sur l’impuissance de l’homme à maîtriser le cours des événements. Pour CinémAction, « le film aboutit à une vision très sombre de la société : la transgression triomphe et la décadence fonde la société moderne ». Henry Chapier écrit dans Le Quotidien de Paris : « qu’il soit luciférien comme Rosemary, sombre comme Macbeth ou angoissant comme Chinatown, le cinéma de Roman Polanski s’inspire désormais d’une philosophie profondément pessimiste, qui ne croit guère à la bonté du genre humain, ni à une quelconque résistance aux forces du mal ». Même si, comme le remarque Le Nouvel Observateur, « ce pessimisme s’accorde à son humour, à l’aspect macabre de sa bouffonnerie ». « L’inceste découvert jette sur les dernières images de Chinatown une lumière de démence funèbre que l’ultime idée du film, le lent plan de la voiture qui meurt au bout de la nuit, accorde brusquement au génie du cinéma : à ces éclairs d’image et de sens, qui font d’un langage un art », analyse la revue Cinéma, qui conclut : « et l’art soudain surgi abandonne Chinatown au tragique, laissant sur le carreau les dérisoires débris des passions et ceux de la vérité – et comme aussi le naufrage de toute justice ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.