Luchino Visconti, mode d'emploi

Xavier Jamet - 8 octobre 2017

A l'occasion de la rétrospective Luchino Visconti à la Cinémathèque française, nous vous proposons une sélection subjective de cinq films dans l'imposante filmographie du maitre, comme autant de portes d'entrées possibles dans l'œuvre. Une œuvre, majestueuse, que le monumental Guépard aurait presque tendance à éclipser.

Helmut Berger et Luchino Visconti

LES GRANDS DÉBUTS

Les Amants diaboliques (1943)

Premier film. Et coup de maître. En adaptant, sans en détenir les droits, Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain, Luchino Visconti signe dans un même geste le premier manifeste du néo-réalisme et un film noir qui n’a rien à envier aux modèles américains du genre. Il faut imaginer la déflagration à la sortie du film, déboulant en coup de canon dans une industrie confite dans ses habitudes, entre péplums, comédies de boulevard conformistes et œuvres de propagandes. Dans Les Amants diaboliques (Ossessione), tout semble nouveau et frondeur. La tension sexuelle, brûlante, des premières minutes (lors de certaines séances, des prêtres venaient purifier les cinémas qui osaient projeter le film). L’homosexualité latente de “L’Espagnol”. Le regard sans complaisance sur l’Italie mussolinienne. Sa campagne misérable. Ses petit-bourgeois étriqués. Ses opprimés prêts à tout… Le regard est acéré, mais Visconti est un artiste, pas un entomologiste. Son sens du cadre, les amples mouvements de caméra, la maîtrise absolue de la profondeur de champ sont la marque, déjà, d’un grand cinéaste.


LE MÉLO DOSTOÏEVSKIEN

Les Nuits blanches (1957)

Il y a quelque chose de miraculeux dans les premiers plans muets de Nuits blanches, ces quelques minutes d’une déambulation nocturne dans une Cinecittà majestueuse où l’on jurerait avoir croisé l’ombre de Murnau et le fantôme de Borzage. Une séquence bouleversante, aux tons expressionnistes, quelque part entre L’Aurore et L’heure suprême, et qui signe la rupture de Luchino Visconti avec le néo-réalisme.
“Il faut que tout soit comme si c’était artificiel, faux. Mais quand on a l’impression que c’est faux, alors ça doit devenir comme si c’était vrai” explique le cinéaste à Giuseppe Rotunno, son chef-op, sur le plateau. On a ainsi souvent rapproché Les Nuits blanches du réalisme poétique hexagonal des années 40. Les grandes illusions dont se bercent Marcello Mastroianni et Maria Schell et les quais brumeux de Livourne peuvent, de loin en loin, rappeler le cinéma de Renoir, Prévert et Carné. Mais dix ans se sont écoulés depuis Le Jour se lève, et Visconti n’est pas homme à singer le passé. Plus que réaliste ou poétique, Les Nuits blanches est surtout un film hagard, dans un constant entre-deux hébété, à l’image des deux étonnantes transitions introduisant et concluant le long flashback central tel un rêve. Ce flottement halluciné, cette indécision, font toute la modernité du film, longtemps invisible de manière décente (il n’est sorti en France et en VO que dans les années 90). Redécouverte impérative, donc.


LA FRESQUE FAMILIALE

Rocco et ses frères (1960)

Rocco et ses frères est une somme. D’une ampleur peu commune (165 minutes découpées en cinq chapitres), le film est à la fois la conclusion et l’anthologie de la première partie de carrière de Luchino Visconti. Alors qu’il a délaissé par deux fois le courant qu’il a fait naître, avec Senso puis Nuits Blanches, le cinéaste revient à ses premières amours mais cette fois en les pervertissant, introduisant dans les derniers feux du néo-réalisme une impressionnante dimension opératique, qui sera le marqueur de sa seconde partie de carrière. Avec ce sixième film, Visconti, en pleine possession de ses moyens artistiques, ne se contente pas d‘un regard naturaliste sur l’immigration intérieure, du Sud au Nord, qui est alors à l’oeuvre en Italie. Le destin de Rocco et de ses quatre frères est autant un manifeste politique qu’une tragédie antique, ample et déchirante, dont se revendiqueront plus tard Martin Scorsese (Mean Streets, Raging Bull), Francis Ford Coppola (La trilogie du Parrain) ou James Gray (The Yards). Alain Delon, Annie Girardot et Renato Salvatori y trouvent chacun ce qui sera peut-être le plus beau rôle de leurs carrières respectives. Et Nino Rota écrit pour le film l’une de ses plus belles partitions. L’un des chefs-d’œuvres du réalisateur, mais aussi de l’Histoire du cinéma italien, véritable manifeste de cinéma instruit et populaire.


LE BRÛLOT DÉCADENT

Les Damnés (1969)

Sûrement le plus fou des films de Visconti, celui qui en tous cas plonge avec le plus de rage dans la psyché malade et décadente de la grande-bourgeoisie européenne. Abandonnant les ors de la noblesse italienne pour une famille d’industriels flirtant avec le nazisme, le cinéaste renonce au classicisme du Guépard pour un baroque rouge vif délirant, zebré de zooms violents. Le résultat, ahurissant, est un puzzle braque, un portrait du Mal à l’oeuvre dans l’Allemagne nazie. Le clan von Essenbeck, qui épouse l’histoire de son pays, sombre dans une folie destructrice, à coup de parricides, de viols, de transgressions pédophiles et incestueuses. Cette pure démence, formellement somptueuse, trouve son point d’orgue sanglant dans une Nuit des longs couteaux “camp” et orgiaque que n’aurait pas reniée Sam Peckinpah. L’oeuvre, insensée, fit scandale lors de sa sortie et allait inspirer un jeune débutant ouest-allemand, dont la carrière commençait alors à prendre son envol - Rainer Werner Fassbinder qui, dans le sillage des Damnés, allait à son tour ausculter son pays natal avec la même acuité et le même panache que Luchino Visconti.


LE TESTAMENT

Violence et passion (1974)

Nous étions les guépards, les lions, ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes…”. Le funeste présage de Fabrizio Salina / Burt Lancaster dans Le Guépard semble prendre corps dans le testamentaire Violence et Passion, qui voit l’existence d’un vieux professeur (Lancaster, toujours) ébranlée par l’irruption soudaine de nouveaux voisins, vulgaires et bruyants : une mère, son gigolo, sa fille et le fiancé de celle-ci. Le choc des deux mondes évoque, dans un mode inversé, le Théorème de Pasolini - soit un corps étranger, ici Helmut Berger et son entourage, infiltrant un ordre établi pour le dynamiter de l’intérieur sur le mode de la fragmentation lente. Moins théorique que le poème pasolinien, dans lequel on retrouve aussi Silvana Mangano, Violence et Passion n’en reste pas moins tout aussi politique, qui annonce la décadence de la société italienne. Une société dans laquelle l’aristocratie lettrée, celle du professeur, est fatalement appelée à disparaître, au profit d’une petite bourgeoisie médiocre et sans-gêne.
Affaibli par un AVC, Luchino Visconti cantonne son drame dans le huis-clos d’un luxueux appartement romain. Mais même diminué, le maître n’a rien perdu de sa superbe, transformant un film de chambre au postulat théâtral en imposante fresque intimiste, ponctuée de bouleversants flash-back aux accents proustiens.


Xavier Jamet est responsable web à la Cinémathèque française depuis 2007. Il est co-fondateur du site DVDClassik et collabore au magazine Soap.