Archives de Francesco Rosi : les coulisses du tournage de « La Terre tremble » de Luchino Visconti

Rachel Guyon - 6 octobre 2017

« Si ce film dépasse en vérité la plupart des œuvres néoréalistes et le cinéma vérité lui-même, c'est que, dans un travail militant comme celui-ci, Visconti reste avant tout un esthète. Capable seulement de filmer des êtres dont chaque geste, chaque regard le séduisent. Il n'est donc pas surprenant que cette histoire réelle d'une famille de pêcheurs ait acquis l'intensité d'un tableau de Bruegel l'Ancien. » (Joshka Fisher, Télérama, 22 avril 1981)

Voilà qui souligne parfaitement l'enjeu de La Terra trema : dans quelle mesure peut-on sublimer le néoréalisme et ses contraintes, sans en altérer les valeurs ? Un fonds d'archives exceptionnel, consultable à la Bibliothèque du film de la Cinémathèque française, permet de voir la manière dont Luchino Visconti s'y est pris et en quoi son film appartient bien au courant néoréaliste.

Croquis du Port D'Acci Trezza. Carnet De Raccordi N° 3

La Terra Trema, un film néoréaliste

La Terra Trema

Le terme « néoréalisme » apparaît dans les années 1940 pour désigner un courant artistique en réaction à l’occupation allemande, au fascisme et à la censure. Certains artistes souhaitent imposer un cinéma réaliste « montrant de véritable gens dans leur vrai milieu ». Techniquement, le néoréalisme se traduit par une réalisation aussi sobre et dépouillée que possible, des tournages en extérieur avec un minimum d’équipement en lieu et place des constructions et décors en studio, le recours à des acteurs non professionnels et l’emploi de dialectes. Avec La Terra Trema, Visconti s’inscrit parfaitement dans ce courant, tant par le sujet qu’il aborde, que par la méthode appliquée.

En 1947, financé par le Parti communiste italien, Visconti part en Sicile avec l’intention de tourner un documentaire en trois parties sur la lutte des classes dans le Sud, en s’appuyant sur le combat social mené par les pêcheurs, les ouvriers, les mineurs et les paysans. La beauté des lieux, la pauvreté et l’exploitation des hommes qu’il rencontre le fascinent et l’indignent à la fois. Lui revient alors à l’esprit l’œuvre du romancier « vériste » Giovanni Verga, Les Malavoglia, récit de la révolte malheureuse d’un village de pêcheurs siciliens.

Il opte finalement pour une fiction, mais qui viserait la vérité et l’authenticité. Seul l’épisode de la mer sera finalement tourné, mais Visconti gardera malgré tout le titre initialement prévu pour l’ensemble de la trilogie : La Terre Tremble. Dans un entretien accordé à Régis Robert (chef du service archives de la Cinémathèque française), Francesco Rosi raconte que ce titre fait référence à la révolte des paysans, dont les sabots des chevaux faisaient trembler la terre. Cette volonté de dénoncer pour agir sur le plan social s’inscrit dans le courant néoréaliste, et Visconti applique pour cela certains principes du documentaire, en prenant décors et acteurs dans la rue, en leur faisant porter leurs propres vêtements, habiter leurs propres maisons, parler leur propre dialecte.

Histoire d’un tournage singulier

Le tournage débute avec une équipe réduite, dont au moins un tiers n’a jamais fait de cinéma, sans scripte, ni costumier, ni décorateur confirmés, avec un seul chef électricien, deux machinistes et très peu de matériel, aucun acteur professionnel. Ce sont les habitants d’Aci Trezza qui refont devant la caméra leurs gestes de tous les jours. Ils évoluent vêtus de leurs propres vêtements, dans leurs propres maisons. Rien d’artificiel ne s’y ajoute. Entièrement investis dans cette aventure, les gens du cru aident les machinistes et les électriciens, participent à la mise en place des figurants, jouent la comédie, tout en continuant d’exercer parallèlement leur vrai métier. Outre Luchino Visconti, trois hommes rendent possible ce tournage, qui va durer plus de six mois :

- Franco Zeffirelli vient du théâtre où il réalise décors et costumes. Assistant réalisateur pour le film, il recrute les « acteurs », les prépare, travaille leur aspect et les fait répéter, afin d’éviter un cabotinage ou une emphase bien tentants pour des débutants. Visconti et lui racontent l’histoire aux acteurs de manière qu’ils puissent eux-mêmes les traduire avec leurs propres mots, et dans leur propre langue (un patois issu du sicilien).

- Aldo Graziati, plus connu sous le nom de GR Aldo, chorégraphe, photographe accompli, formé dans les célèbres studios Harcourt, effectue un travail d’orfèvre sur la lumière.

- Francesco Rosi a également travaillé pour le théâtre. Il s’intéresse depuis toujours aux arts décoratifs et ses qualités de dessinateur sont mises à profit lorsqu’il s’agit de retranscrire les séquences filmées.

Soucieux de revenir aux origines du mouvement néoréaliste, Visconti décide de tourner sans découpage préétabli, sans scénario, en suivant une intrigue schématique qu’il laisse évoluer à partir de situations qui se créent sur place. Les dialogues se construisent donc au fur et à mesure. Par ailleurs le film est tourné en son direct : il n’est pas question de postsynchronisation. Toutefois, les prises sont souvent nombreuses, et les plans, exceptionnellement longs, de façon à pouvoir n’en tirer que ce qui sera vraiment efficace, parfois un mot ou un regard dont l’authenticité va dans le sens de cette vérité que Visconti recherche constamment.

Carnet de Raccordi n°5

Carnet de Raccordi n° 5

Cette authenticité n’est possible qu’à la condition d’observer une grande rigueur dans la mise en scène, et donc dans l’organisation quotidienne du tournage. Des « outils » sont alors mis en place - la plupart d’entre eux consultables à l’espace chercheurs de la Bibliothèque du film.

Les carnets de tournage de Francesco Rosi, « l’homme orchestre »

Au sein des archives, on peut consulter un ensemble de carnets de notes et de croquis originaux réalisés pendant le tournage. Presque tous sont le fait de Francesco Rosi, qui était donc assistant-réalisateur, mais aussi scripte, organisateur au quotidien de la composition du film et du travail que cela impliquait. Un gros registre, le Diario, décrit minutieusement les journées de travail, sorte de journal de bord au vu duquel on pouvait calculer le temps à attribuer à chacun pour choisir, préparer, tourner des plans. Tout y est consigné, les scènes, les dialogues avant et après tournage, tous les changements opérés au fur et à mesure. Francesco Rosi témoigne que Visconti souhaitait que tout soit noté toutes les dix minutes.

Carnet De Raccordi n°3

Carnet de Raccordi n° 4

Carnet De Raccordi n°4

Carnet de raccordi n° 4

Un autre volume, Sceneggiatura, comprend les notes destinées à l’écriture du scénario rédigé à la fin du tournage ; chaque plan y est écrit, raconté.

Un dernier ensemble de 7 carnets, sans doute le plus spectaculaire, les Raccordi, est consacré à la continuité du travail en séquences, c’est-à-dire aux raccords. À une époque où le polaroïd, qui par la suite sera utilisé par les scriptes, n’existait pas. Des changements atmosphériques, des hésitations dans les dialogues, des problèmes techniques ou autres pouvaient interrompre le tournage d’une séquence alors repris quelques jours ou quelques semaines plus tard. Par ailleurs, Visconti travaillant sans scénario, pouvait décider de prolonger une scène entamée six mois plus tôt. Néanmoins, les séquences devaient s’enchaîner parfaitement, et les raccords être invisibles. Franscesco Rosi dessine tout : chaque plan et tout ce qui en fait partie : position et gestes des acteurs, costumes, physionomie (comme le fait d’être rasé ou pas), dialogues, décors extérieurs ou intérieurs dans les moindres détails.

Carnet de Raccordi n°5

Carnet de Raccordi n°5 

Selon Francesco Rosi, il y avait également un autre carnet : le bulletin de tournage. Il dressait la liste des objectifs utilisés pour un plan, les distances focales, les mouvements de caméra et sa hauteur, etc… On y trouvait également une description détaillée de tout ce qui se passait autour de la caméra : conditions atmosphériques, imprévus dans les décors, bruits et sons. Ce document ne se trouve malheureusement pas à la Cinémathèque, mais ce qu’il faut retenir, c’est le nombre impressionnant d’informations notées dans des cahiers de nature différente et tenus en temps réel par Francesco Rosi. Rosi explique qu’il avait l’ensemble de ces cahiers en permanence entre les mains et, comme Visconti filmait avec deux caméras différentes, il lui fallait « sauter » d’un côté à l’autre pour faire son métier d’assistant réalisateur, sans jamais perdre l’un des cahiers et tout en travaillant dessus dans le même temps !

Si ces différents documents rendent compte des méthodes néoréalistes appliquées scrupuleusement par le réalisateur et son équipe, ils témoignent de cette réflexion sur la mise en scène et des moyens mis en place pour qu’à la fin naisse un film saisissant qui dépasse l’éthique néoréaliste : le contenu du film devant être empreint de vérité, Visconti décide de combler cette sobriété en accentuant la dimension esthétique de son film.

La Terra Trema

La Terra Trema marque donc le dépassement par Visconti du néoréalisme et amorce sa rupture avec un mouvement qui, selon lui, commence à s’enliser. Il reproche à ce courant de s’attacher uniquement à la question formelle (pauvreté technique entre autre). Or pour lui, le néoréalisme est avant tout une question de contenu et l’engagement moral n’est pas antithétique d’un travail sur l’esthétique.


Documents consultables en bibliothèque :
Photographies de plateau signées Paul Ronald/DR
Références des archives : Collection Jaune [CJ1443-B187 / CJ1945-B187 / CJ1946-B188 / CJ1947-B188 / CJ1948-B188 / CJ1949-B188]

- LAGNY, Michèle, Luchino Visconti, vérités d’une légende, Bifi/Durante, Paris, 2002.
- ZEFFIRELLI, Franco, Portrait d'un homme du siècle, P. Belfort, Paris, 1989.
- ROSI, Francesco, « En travaillant avec Visconti », Positif, N° 215, 1979.
- LIANDRAT-GUIGES, Suzanne, « Les terres amères : Las Hurdes et La Terre tremble ou les confins de l’œuvre », Conférence du collège de l’Histoire de l’Art Cinématographique, N° 7, 1994.
- MICCHICHE, Lino, La Terra Trema di Luchino Visconti, analisi di un capolavoro, Associzione Philip Morris Progetto Cinema, Torino, 1994.

Autre source : Entretien avec Francesco Rosi, mené par Régis Robert, chef du service archives de la Cinémathèque française, juin 2011.


Rachel Guyon est médiathécaire à la Cinémathèque française.