Revue de presse de « J'ai pas sommeil » (Claire Denis, 1994)

Véronique Doduik - 21 septembre 2017

Après Chocolat (1988) et S’en fout la mort (1990), Claire Denis tourne en 1993 son troisième long métrage de fiction, J’ai pas sommeil, qui sort en France en mai 1994. Le film est présenté au Festival de Cannes dans la section Un certain regard, qui fait connaître des œuvres originales et plus audacieuses dans leur propos et leur esthétique que les films de la Sélection officielle. « J’ai pas sommeil ! », c’est la phrase que dit dans le film une très vieille dame à sa fille qui la presse d’aller se coucher. Cette parole témoigne d’un sentiment de l’urgence de vivre, de la volonté de ne pas perdre une miette de l’existence qui s’amenuise. Elle introduit parfaitement le propos de Claire Denis. Le film est né de la rencontre de la réalisatrice avec un fait divers récent : l’affaire Thierry Paulin, un serial killer responsable du meurtre d’une vingtaine de vieilles dames au milieu des années 1980 dans le 18e arrondissement de Paris, et mort du sida en prison en 1989, avant son jugement. Cette affaire criminelle inspire la cinéaste, non pas pour une enquête policière, mais comme point de départ d’un voyage dans l’âme humaine. L’accueil critique du film est très positif.

J'ai pas sommeil (Claire Denis)

Le fait divers comme prétexte

Si Claire Denis s’est inspirée d’un fait divers authentique, celui-ci n’est au final qu’un subterfuge, une amorce pour la fiction, comme le note l’ensemble de la critique. Dans Les Échos, Annie Coppermann écrit : « Claire Denis ne fait ici ni un « reality show  », ni une reconstitution policière, ni une contre-enquête, mais, entre témoignage et fiction, elle pose son regard qui n’insiste ni ne juge, mais cherche à comprendre ou du moins à sentir ». D’ailleurs, le personnage de Camille, le tueur de vieilles dames, incarné par un comédien novice et impressionnant, Richard Courcet, n’est que l’une des figures (certes de premier plan), de la chorégraphie des destins qu’ordonne la réalisatrice. Celle-ci « ne raconte ni un tueur ni sa série de meurtres (bien qu’elle en montre plusieurs), mais un peu de la vie de quelques déracinés en manque d’amour », constate encore la journaliste. Avis partagé par Pascal Mérigeau dans Le Monde : « J’ai pas sommeil est un film sans suspense, sans enquête, presque sans policiers ». Michel Pascal (Le Point), analyse : « c’est parce qu’il n’y a jamais eu de procès Paulin que Claire Denis s’est sentie le droit de filmer, avec pudeur et franchise, la part d’ombre d’un monstre ordinaire, un prédateur qui prélève par le crime sa part du butin pour accéder à sa place au soleil ». « Refusant la dérive spectaculaire ou sordide que son sujet pouvait susciter, renchérissent Les Inrockuptibles, Claire Denis s’est attachée à filmer le poids de chair et d’humanité existant sous la surface du fait divers ».

Un tissu social en souffrance

Camille, le meurtrier, jeune antillais homosexuel, au prénom à la fois masculin et féminin, se travestit la nuit pour se donner avec sensualité à son public. Le jour, il étrangle des femmes âgées pour des sommes parfois dérisoires. Ces crimes n’ont aucun caractère sexuel. De nombreux critiques font une lecture sociologique du film de Claire Denis. Selon Le Figaro, « ce n’est pas un héros ni un anti-héros que la cinéaste a voulu mettre en scène, mais un « dysfonctionnement » qui bouleverse les proches, la société et les spectateurs ». C’est aussi l’avis de Pascal Mérigeau, qui écrit dans Le Monde : « J’ai pas sommeil montre comment les dysfonctionnements et les manques d’une société peuvent conduire au bord d’un abîme dans lequel certains finissent par sombrer, que l’on qualifie ensuite de « monstres » parce que la définition est à la fois commode et rassurante ». En effet, comme le soulignent Les Cahiers du cinéma, « tous les personnages, et particulièrement ceux qui sont au centre du maillage que tresse la cinéaste autour du 18e arrondissement (un quartier particulièrement mélangé), sont à leur manière exclus du jeu social, ils sont clandestins, exilés, obligés de s’inventer leurs propres règles, de se construire ou de s’inscrire dans un monde parallèle ». Le Canard enchainé résume en une phrase l’enjeu du film : « le prétexte, c’est Thierry Paulin, meurtrier de vieilles dames ; le sujet, c’est la grande ville malade et paumée, les réseaux qui s’entrecroisent, la nuit, la peur ».

Destins croisés

Autour du personnage de Camille, Claire Denis orchestre toutes sortes de rencontres et de coïncidences. Il y a ainsi une jeune Lituanienne, Daïga (Katerina Golubeva), débarquée à Paris sans un sou pour retrouver un metteur en scène qui lui a fait de vagues promesses. Elle va loger dans un hôtel tenu par Ninon (Line Renaud, dont toute la presse souligne la composition remarquable), une vieille amie de sa grand-tante, où justement habite aussi le tueur. Et il y a Théo (Alex Descas), le grand frère de Camille, un musicien intègre, père de famille exemplaire, qui veut rentrer en Martinique contre l’avis de sa femme Mona (Béatrice Dalle). « Comme dans son précédent film, S’en fout la mort, mais ici à un degré d’intensité très supérieur, ce qui intéresse ici la cinéaste », notent Les Cahiers du cinéma sous la plume de Thierry Jousse, « c’est la circulation des flux, le trafic des corps et des consciences, la condensation des rapports sociaux et sexuels, le désir de l’autre et l’alliance des contraires, le mystère persistant des conduites ». Le Monde abonde dans ce sens : « au pied du Sacré-Cœur, les personnages, réunis par hasard dans ce quartier de Paris filmé au scalpel, dansent un terrifiant ballet de la solitude et de la mort. En passant sans cesse de l’un à l’autre, Claire Denis tisse les mailles du filet dans lequel l’un d’entre eux finira par se prendre ». Didier Roth-Bettoni dans Le Mensuel du cinéma fait la même observation : « voilà bien le tour de force du film de Claire Denis que de savoir laisser filer des histoires qui n’en sont pas, de saisir des personnages pour mieux les laisser fuir en ne disant rien de leur mystère, de sembler nouer un instant des destins dont tout indique pourtant qu’ils n’ont d’avenir que dans le solo ».

Le portrait d’une ville

Claire Denis a situé son intrigue dans le 18e arrondissement de Paris, puisque c’est dans ce quartier que Paulin a commis la plupart de ses crimes. La ville est très présente dans le film. Les critiques notent en effet qu’elle est ici bien plus qu’un cadre ou qu’un paysage. Pour Le Monde, « le film est le portrait d’un meurtrier, sans doute, mais également celui d’une ville ». Pour Télérama, la réalisatrice nous entraîne « dans un voyage en terre inconnue… le 18e arrondissement de Paris, qui prend pour elle l’aspect d’un labyrinthe ». Les Inrockuptibles soulignent : « Comme elle est l’ancienne assistante de Wenders, l’intrigue est aussi prétexte à une belle flânerie poétique dans un 18e bruissant de vies métissées ». De la poésie, en effet, dans ce quartier pittoresque, très parisien, mais aussi de l’angoisse, qui sourd à chaque coin de rue. Le Monde compare le Sacré-Cœur, très présent à l’image, à « une grosse meringue inquiétante et maléfique ». Pour Télérama, le cœur géographique du film est l’hôtel où habitent Camille et son ami. C’est « à la fois l’antre du monstre et le lieu où se croisent des étrangers, des esseulés ». Les meurtres sordides de Paulin / Camille sont perpétrés dans un Paris où l’on peut disparaître dans l’indifférence générale. Ainsi, J’ai pas sommeil, ce « beau film vénéneux » (Le Monde) parvient à créer un climat hypnotique. « Le film déambule dans des zones improbables et en dit beaucoup sur notre époque sans se complaire abusivement dans les ambiances glauques », conclut Axel Boudu dans la revue Cinéma.

Une narration subtile

Les critiques s’accordent à reconnaître au film de Claire Denis une construction subtile et délicate, toute en circonvolutions et en détours. Pour Le Mensuel du cinéma, « il y a mille moments dans J’ai pas sommeil, des pistes vite perdues, d’autres un instant croisées, fausses pistes ou chemins de traverse, des personnages principaux qui ne font au bout du compte que traverser l’écran comme ils traversent la vie, des silhouettes qui s’installent et se racontent, tel le personnage incarné par Line Renaud replongeant dans son passé ». Positif abonde dans ce sens : « tout tient à la charpente du scénario. La cinéaste s’ingénie, en multipliant les personnages et en introduisant des éléments toujours neufs, à suspendre le plus longtemps possible l’accomplissement des rencontres qui déterminent l’unité du récit. L’architecture, on le voit, est légère, et la touche subtile ». Claire Denis filme avec finesse l’errance du meurtrier, au fil des nuits, au fil des jours. Le Mensuel du cinéma parle de « ces dérives que la caméra de Claire Denis happe, suit et abandonne d’un bout à l’autre de son film, en longs travellings, en longues scènes accessoires et quasi muettes, où elle nous met pour quelque temps (l’espace d’une minute, d’une heure, d’une vie) face à des êtres seuls, nus, inconnus… ». La narration est très subtilement travaillée. « La construction du film relève du collage ou du patchwork, tout en donnant une sensation de grande homogénéité, sans doute parce que le récit possède un centre de gravité que l’on découvre au fur et à mesure que le film avance », observent Les Cahiers du cinéma, poursuivant : « la fiction est construite autour de foyers, de pôles d’aimantation décentrés, plutôt qu’autour d’un centre unique. C’est ainsi que le scénario entrelace trois niveaux de récits, plus une poignée de micro-intrigues, qui alternent et se croisent tout au long d’une durée qui épouse un chemin plutôt sinueux. À chacun de ces niveaux correspond un personnage : Daïga, Camille, Théo. Ces trois êtres sont les carrefours de la fiction et possèdent de multiples satellites ». Le Point note également une progression du récit par cercles concentriques, partant du boulevard périphérique pour arriver au cœur des secrets d’un assassin.

Une troublante étrangeté

De l’avis général, J’ai pas sommeil est fait d’une matière étrange qui échappe à toute logique. Le film, habité d’« éclats d’amours ou d’amitiés, d’échanges d’affects et de violences, de destins croisés au hasard des rencontres » (L’Événement du jeudi), n’explique rien, ne justifie rien. « Tous les actes (les meurtres y compris) sont filmés avec une sorte de distance presque négligente, un sentiment d’atonalité dramatique », écrit Thierry Jousse dans Les Cahiers du cinéma. Les critiques relèvent ce sentiment de fatalité et cette absence de jugement moral sous-tendus par le film. France-Soir, qui rappelle que la réalisatrice est « coutumière des films à personnages errants, clandestins ou marginaux », constate que l’atmosphère est si anti-dramatique que le film donne l’impression d’être somnambulique. Presque détaché. Opinion partagée par Les Cahiers du cinéma pour lesquels la mise en scène ne propose jamais au spectateur la moindre possibilité, ni d’identification, ni de rejet violent, encore moins de libération par une quelconque catharsis. Le Mensuel du cinéma écrit encore : « étrange récit, étranges passants : de cet étrange d’où naît le trouble, de cet étrange qui inquiète autant qu’il intrigue, de cet étrange qui dérange parce qu’il explore des zones d’ombre sans chercher à les comprendre ou à en tirer des leçons ». Le Point conclut : « J’ai pas sommeil ressemble à la surface d’un étang troublé par le jet d’une pierre. À la fin, l’eau redevient lisse, mais le mystère reste entier, enfoui tout au fond de la vase. C’est pour cette opacité préservée, dans un climat réaliste où il n’y a ni bons ni méchants, que le film de Claire Denis est un chef-d’œuvre qui travaille les nerfs du spectateur en profondeur ». Il ajoute : « c’est un film doux qui fait du mal ».

Au-delà du Bien et du Mal

Certains critiques s’étonnent, voire s’émeuvent, de la neutralité volontaire avec laquelle Claire Denis approche la personnalité du meurtrier. En effet, le personnage de Camille n’est pas traité différemment des autres, il n’est aucunement stigmatisé pour ses actes criminels. Selon Philippe Royer dans La Croix, cette neutralité est « ambiguë et globalement gênante, car elle place tous les actes de Camille (faire la fête, manger, tuer) sur un même niveau, comme égaux entre eux ». Jeune cinéma partage cette opinion, en écrivant « le problème, c’est qu’à force de « gommer » l’autre versant du personnage de Camille (celui du meurtrier), il devient une ombre, il n’apparaît ni bon ni méchant, ni vraiment motivé (dans ses meurtres), mais ni cela, ni la perversion de tuer n’est analysé. Le personnage est trop « normal », manque d’épaisseur ». « Amoral, pas immoral », tranche Valérie Duponchelle dans Le Figaro, en accord avec la réalisatrice, « qui a traqué la frontière intime du Bien et du Mal dans chacun des personnages ». Assurément, comme dans Chocolat et S’en fout la mort, « la caméra de Claire Denis plonge dans des zones troubles. Elle nous entraîne aux confins de la vie et de la mort, du bien et du mal, là où les sables sont mouvants et les frontières instables », observe Télérama. La personnalité de Camille reste opaque. À un certain moment, il bascule dans le crime, franchissant la frontière entre le bien et le mal. La cinéaste ne résout pas l’énigme de ce passage à l’acte. Ce que regrette Positif, qui déclare : « Il y a sans doute une certaine élégance à dissimuler le mystère du mal dans le tout-venant insaisissable du quotidien, à lui refuser le drame, donc la notabilité. Mais il y a une certaine lâcheté intellectuelle à laisser à elle-même l’énigme qui unit le quidam et le criminel. La subtilité touche au subterfuge ». Le Nouvel Observateur va dans le même sens, en reprochant au film son manque de clarté et sa façon de « glorifier un meurtrier, mais surtout de n’avoir aucune espèce de point de vue clair sur lui, ni sur ses victimes ». Pour Le Monde, c’est un film feutré, « où chaque scène de violence est montrée à la fois comme un rituel et, déjà, une autopsie, où chaque personnage peut à tout instant basculer de l’état de victime à celui de bourreau, sans que rien, ni psychologie ni morale, ne le laisse forcément présager ». C’est bien de cela dont il s’agit ici, de cette zone d’opacité impénétrable que renferme le cœur de certains individus. Ce que certains apprécient dans J’ai pas sommeil, à savoir des thématiques chères à Claire Denis, « l’altérité, la difficulté à vivre au milieu de gens qui ne vous ressemblent pas » (La Croix), d’autres le rejettent : « J’ai pas sommeil est tout à fait représentatif d’un cinéma qui paraît redouter comme l’enfer la clarté, comme si la nature humaine ne pouvait supporter une ligne simple sans qu’on lui reproche de faire dans le cliché », écrit Alain Riou dans Le Nouvel Observateur.

Un film noir moderne

La plupart des critiques reconnaissent dans le film de Claire Denis l’expression d’un regard intense et personnel. Pour Les Cahiers du cinéma, la réalisatrice « réinvente le paysage de la fiction dans le cinéma français ». « Film grave et sombre parce qu’il parle de la solitude qui n’est qu’un apprentissage de la mort, de l’égoïsme qui n’est qu’un autre nom de la solitude » (Le Mensuel du cinéma), J’ai pas sommeil est aussi parfois « un film drôle, ou qui sait avoir le sens aigu du dérisoire existentiel, de l’absurde » écrivent Les Cahiers du cinéma, précisant que le titre du film est allusif, car « il y a en effet quelque chose qui ne laisse pas en repos dans ce film intriguant ». La revue considère même cet opus comme un film noir moderne, c’est-à-dire « d’aujourd’hui, sans aucun signe ou fétiche d’époque ». Un film noir au sens où il offre une vision urbaine très originale, « faite d’intensité et d’invisibilité », à partir d’un canevas policier, dans lequel la musique et la danse sont omniprésentes. Un film noir encore, dans cette quête des zones d’ombre de la société, habitée par les réprouvés et les délaissés. J’ai pas sommeil est en définitive « le fruit d’un mariage contre-nature et très subtil entre le chaud et le froid, entre l’intensité émotionnelle et le regard détaché, entre les stars et les inconnus, entre le romanesque et la modernité, qui lui donne son originalité et son mystère. Comme une énigme irrésolue, qui le demeure jusqu’à la fin, et qui continue à irradier bien longtemps après » (Les Cahiers du cinéma).


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.