Revue de presse du « Chagrin et la pitié » (Marcel Ophuls, 1969)

Véronique Doduik - 16 juin 2017

Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1969)

En 1967, dans le cadre du magazine d’information Zoom, produit par André Harris et Alain de Sédouy, la télévision française diffuse un film de Marcel Ophuls, Munich ou la paix pour 100 ans, évocation de la conférence de 1938 qui marqua la démission des démocraties européennes face à la montée du nazisme. Il est prévu que le cinéaste réalise un autre film, dont le titre n’est pas encore déterminé, pour s’inscrire dans une série d’émissions historiques. Il devra témoigner de la vie des Français sous l’occupation allemande. Mais le magazine Zoom est supprimé après les événements de mai 68. C’est en coproduction avec les télévisions suisse et ouest-allemande que le cinéaste réalise son projet en 1969, retrouvant André Harris et Alain de Sédouy. Clermont-Ferrand est choisie comme épicentre de ce récit de l’Occupation telle que l’ont vécue les français, entre 1940 et 1945. Proche de Vichy, siège de « l’État français » pendant la guerre, située en zone libre jusqu’en 1942, plaque tournante de la Résistance avec les maquis d’Auvergne, cette ville apparaît comme le microcosme idéal de la France des années noires. Le film s’articule autour de documents d’archives allemands, français et britanniques, et des témoignages contemporains recueillis au cours d’entretiens menés par Marcel Ophuls et André Harris.

D’une durée de 4h30, il est diffusé en deux parties à l’automne 1969, à la télévision suisse et allemande (Première partie : l’effondrement ; deuxième partie : le choix). En France, sous prétexte qu’il pourrait encore porter atteinte à la dignité de certaines familles, la Direction générale de l’ORTF, qui n’a pas visionné le film, refuse de l’acheter. Pour Marcel Ophuls, c’est une « censure par l’inertie ». De surcroît, la diffusion au cinéma se heurte à la frilosité des distributeurs. Le Chagrin et la pitié sort furtivement à Paris le 5 avril 1971, dans une salle unique, le studio Saint-Séverin. Très vite pourtant, le film est plébiscité par le public et la critique, et les files d’attente s’allongent devant la salle exiguë du Quartier latin. Le Chagrin et la pitié sera bientôt programmé dans d’autres cinémas parisiens, puis en Province.

Déconstruire le « roman national » français

La presse ne s’y trompe pas. Le Chagrin et la pitié, plongée dans la mémoire collective française de la période de l’Occupation, constitue la première remise en cause sérieuse du discours dominant dans notre pays depuis la Libération, celui d’une France unie contre l’agresseur nazi. Film « salutairement démystificateur » pour Les Lettres françaises, « merveilleusement lucide » pour France Soir, Télérama y voit « une œuvre qui arrache le masque de l’oubli et de l’héroïsme officiel pour montrer au grand jour toutes les ambiguïtés, toutes les contradictions de la réalité ». Françoise Giroud renchérit dans l’Express : « Tout le monde le sait, mais il ne faut pas le dire. Le manteau d’hermine que Charles De Gaulle a jeté sur les guenilles de la France doit à jamais dissimuler qu’elle avait perdu non seulement la guerre, ce qui n’est pas rien, mais l’honneur. Et que, prise en bloc, elle s’en arrangeait assez bien ». Claude Mauriac, dans Le Figaro littéraire, ne dit pas autre chose : « ce film révèle certaines vérités qu’il est, depuis 25 ans, recommandé de taire : par exemple que la police française, aux ordres des Allemands, a fait du zèle, en rajoutant sur les consignes qu’elle avait reçues, arrêtant par exemple les enfants le jour de la rafle du Vel’ d’Hiv’, alors que les nazis les avaient pour une fois oubliés (…), sans parler de ce crime inexpiable : avoir livré à l’ennemi des hommes et des femmes qui avaient cherché refuge sur notre sol ». Les critiques soulignent le courage et l’audace de Marcel Ophuls et d’André Harris. Henry Chapier, dans Combat, les compare « à des francs-tireurs brisant la conspiration du silence, loin des consignes officielles, du confort intellectuel et des mythes gaullistes, pour évoquer une époque que trop de complicités cherchent à faire oublier ».

Subtilité du montage

Le Chagrin et la pitié est construit sur une alternance d’interviews et de documents d’archives (essentiellement des actualités d’époque, allemandes, françaises et britanniques). « Le montage, par son rythme, ses enchaînements, sa progression, ses digressions, ses recoupements et ses télescopages, articulés avec une extraordinaire science du contrepoint visuel et sonore, stimule constamment notre attention et notre réflexion », déclare Les Lettres françaises. L’Éducation, sous la plume d’Étienne Fuzellier, précise utilement : « Quant aux documents des actualités de l’époque, ils restent extrêmement discrets sur les scènes d’horreur, dont on a usé et abusé ; mais l’effet de choc que produisent certains événements vus à travers des actualités allemandes utilisées très intelligemment, agit comme un réactif, car c’est bien le dessein de cette énorme fresque : faire réagir les spectateurs ».

Le portrait psychologique d’une nation

« Marcel Ophuls et André Harris ont retrouvé des occupants, des collaborateurs, des indifférents, des héros, des lâches et des menteurs. Ils leur donnent la parole. Longuement », écrit Le Figaro littéraire. En donnant la même importance à chacun, intervenant inconnu ou personnalité célèbre. Dans l’Express, Françoise Giroud écrit : « Ils sont une dizaine qui ont accepté de jouer le jeu de la vérité (…). Ils ne sont jamais confrontés, mais leurs propos sont comme des fils de toutes les couleurs qui se croisent, se recroisent, et finissent par former une immense tapisserie où se dessine cette chronique « d’une ville sous l’occupation ». Ainsi, « par une combinaison de témoignages de toutes origines se rapportant à des anecdotes individuelles ou à de grands mouvements collectifs, le film s’attache davantage à rendre compte d’un climat idéologique, moral, résultant des faits, qu’à la chronologie de ces faits eux-mêmes », note l’Humanité. Il s’agit là bien plus qu’un cours d’histoire en images, « une plongée magistrale dans le souvenir des protagonistes dont l’analyse ou les commentaires rétrospectifs sont confrontés en permanence sur l’écran avec les apparences d’hier (photos, films, discours, actualités diverses) », souligne Témoignage chrétien.

Une impressionnante galerie de personnages

France nouvelle note que Marcel Ophuls a choisi ses témoins dans tous les milieux, politiques, sociaux et professionnels, en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, sans qu’il soit établi entre eux la moindre hiérarchie : tout un cortège d’inconnus, deux frères agriculteurs, résistants de la première heure, un riche pharmacien patriote, un ancien officier de la Wehrmacht, un maçon bavarois, ancien prisonnier du Maquis d’Auvergne (…) et puis, des témoins d’une autre notoriété : Jacques Duclos (ancien chef du Parti Communiste Français clandestin), Pierre Mendès-France, Emmanuel d’Astier de la Vigerie (écrivain et fondateur du mouvement de résistance Libération), ou Sir Anthony Eden (secrétaire d’État au Foreign office de 1940 à 1945 dans le cabinet de Churchill)… Dans cette chronique foisonnante de faits et de personnages, remarque Les Lettres françaises, « c’est le contraste, l’entrecroisement des récits successifs ou simultanés qui donne à chacun son relief, celui des inconnus n’étant pas moins caractéristique que celui des « vedettes ». « Et voilà que s’ordonnent contrastes et analogies pour dessiner peu à peu les images secrètes ou les motivations révélatrices d’un peuple engagé dans une aventure qui le dépasse » (Témoignage chrétien). Hommage est rendu aux auteurs pour leur « inlassable curiosité des hommes et de leurs vérités ambigües » (Les Lettres françaises). La presse salue le souci du cinéaste de collecter les témoignages de ceux qui subissaient l’Histoire et la vivaient dans ses conséquences concrètes sans prétendre la faire.

Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1969) - Générique

L’art de révéler la vérité des êtres

La presse reconnaît le talent des interviewers qui ont su, au cours de longues conversations au ton très libre, instaurer un climat de confiance avec leurs interlocuteurs. Elle apprécie la hardiesse de leurs questions, les confidences qu’ils ont su recueillir et qui révèlent des êtres dans leur complexité, avec parfois une distance empreinte d’ironie ou de gravité. Le titre du film a d’ailleurs été trouvé au cours du montage, en référence à la phrase du pharmacien Marcel Verdier, interviewé dans le film : « les 2 sentiments les plus fréquents que j’ai ressentis durant cette période sont le chagrin et la pitié ». Michel Capdenac écrit dans Les Lettres françaises : « Le film met en lumière les arrangements de certains avec leur passé, la préservation de leur bonne conscience, comme le gendre de Laval, ou cet ex-officier de la Wehrmacht, aujourd’hui bourgeois prospère, qui ne met pas en doute un seul instant sa qualité de parfait et chevaleresque « occupant ». Le journaliste poursuit : « on est profondément touché par la déposition, sans merci dans sa calme dignité, d’un Claude Lévy, écrivain et biologiste, sur le comportement de la police française aux ordres de l’occupant, par la simplicité pathétique avec laquelle les frères Grave, paysans auvergnats, résistants de la première heure, racontent leur expérience de la guerre et de la déportation ». Pour Claude Mauriac (Le Figaro littéraire), « plusieurs de ces interviews atteignent au sublime pur (…) extraordinaire, celui de Christian de la Mazière, engagé dans la légion Charlemagne, c’est-à-dire dans la Waffen SS française, qui retrace avec une franchise dépouillée l’aventure d’un jeune homme d’extrême droite optant pour le fascisme par anticommunisme, et qui assume ce qu’il a fait. Shakespearienne, celle de cet agent secret britannique parachuté en France et qui nous raconte sa liaison avec un officier allemand et ce déchirement entre le devoir et l’amour…. ».

Observer sans juger

Si Marcel Ophuls se livre à un jeu de la vérité, « à aucun moment, les auteurs du film ne se portent eux-mêmes juges », remarque Françoise Giroud dans L’Express, poursuivant : « Ce sont les témoins qui parlent. Et ce qu’ils disent, eh bien, c’est ce que chacun sait, à la fin ! Que la France, dans son immense majorité, a été pétainiste, essentiellement préoccupée, pendant 4 ans, de manger, tenaillée par la « frousse ». Mais la valeur du film est de ne pas désigner ostensiblement ceux qui se sont bien ou mal conduits. Télérama écrit : « cette chronique montre, sans rancune et sans haine, que le bien et le mal ne furent pas nettement tranchés : que la confusion des esprits, la résignation, la veulerie, ont été le fait de la majorité silencieuse ; que l’héroïsme - réel - de la Résistance a été le fait d’une minorité ; que le régime de Pétain a contaminé la France par ses faux-semblants tout autant que la propagande allemande ; que les français ont été désemparés, divisés ; qu’ils ont supporté l’antisémitisme à l’hitlérienne ; et que le réveil national n’est venu qu’à la dernière heure ». Pour L’Humanité aussi, « les auteurs ont eu mille fois raison de rendre sensibles les raisons pour lesquelles la majorité des Français a accepté ses nouveaux gouvernements, parce qu’il fallait « manger » et « survivre ».

« Cinéma direct » contre « fiction » héroïque

La presse souligne l’originalité de la perspective historique choisie par Marcel Ophuls. « Rien de comparable avec une fiction héroïque contribuant à donner des faits une version mythologique, ni avec une reconstitution épique », (dont le modèle reste La Bataille du rail, chronique de la résistance ferroviaire, tourné en 1945 par René Clément), souligne Michel Capdenac dans Les Lettres françaises. Pour Télérama, le recul historique a joué en faveur de la lucidité. Entrepris après la Libération, le film de Clément, « en faisant des combattants de l’ombre des héros de cinéma, donnait aux Français la revanche dont ils avaient besoin après 4 ans d’incertitude, d’humiliations et de souffrance ». Combat conclut : « il y a longtemps qu’on attendait d’un cinéaste qu’il abandonne la bonne conscience des films sur la Résistance ».

Quelques critiques négatives

Dans un paysage critique très favorable au film, quelques réserves sont toutefois exprimées. Certaines viennent de ses admirateurs mêmes. Ainsi Claude Mauriac qui, dans les colonnes du Figaro Littéraire, regrette que le film parle aussi peu « de ceux qui représentaient la France combattante sur le sol national », et déplore la quasi absence d’une grande figure : « Quant au Général de Gaulle, s’il finit, par apparaître brièvement sur l’écran, c’est parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Notre cœur souffre ». Certains procédés sont présentés comme contestables : « il est malhonnête d’aller interroger des gens sur une action honteuse de leur vie sans les en avoir d’abord informés, si bien que nous assistons en direct à leur humiliation : Mme Solange, coiffeuse, qui avoue qu’elle a été pétainiste, et surtout qu’elle l’est encore ; ou le commerçant Klein qui avait cru bon de faire publier dans la presse locale, à l’attention de sa clientèle, que, malgré son patronyme, il était bien d’origine « aryenne ». Les Lettres françaises déplorent que le rôle des communistes dans la Résistance n’apparaisse guère. France nouvelle, que ne soit pas évoquée la façon dont Vichy abusa des sentiments de beaucoup de français catholiques en mobilisant leur foi au service de sa politique. Le Monde quant à lui dénonce certaines attitudes partisanes (faire représenter des points de vue différents par des personnes inégalement doués pour la parole), certaines omissions (Jacques Duclos n’est pas interrogé sur l’attitude du Parti Communiste de 1940 à 1941), des falsifications induites par un montage parfois orienté…

Plaidoyer pour un peuple adulte

Les critiques conspuent unanimement la lâcheté de la télévision française, qui a refusé de diffuser le film. « Le mensonge confortable et l’illusion ronronnante sont la pire des drogues pour un peuple », déclare Les Lettres françaises, estimant que regarder en face la vérité historique, si dure soit-elle, est le privilège d’un peuple adulte. Le critique applaudit cette « œuvre salubre qui fait enfin revivre tout un pan de notre histoire déformé par les miroirs », et recommande « cette énergique cure de désintoxication en ces temps où la télévision officielle contribue plus souvent à l’asservissement des esprits qu’à leur éveil ». Dans Le Figaro littéraire, Claude Mauriac écrit : « C’est une erreur, une faute, de ne pas nous avoir jugés assez forts pour supporter ces images à la télévision ». Il ajoute : « savoir qu’elles ont été diffusées avec un grand succès sur les petits écrans allemands fait mal ». « Ainsi le beau pays de France où les téléspectateurs ne sont pas considérés comme des adultes, doit s’en remettre à des bonnes volontés extérieures pour découvrir sa propre histoire », conclut Alain Moutot dans Tribune socialiste.
« Fallait-il vraiment réveiller tant de fantômes ? », s’interroge Michel Capdenac dans Les Lettres françaises. « Oui », répond-il, « car nous devons aux générations nées depuis 1945 autre chose que les clichés des manuels scolaires ». Il conclut : « Les auteurs savent que rien n’est joué, que les ramifications du passé sont encore vivaces, que le panurgisme grégaire est loin d’avoir disparu, que les majorités consentantes sont toujours prêtes à se reconstituer à l’occasion des crises nationales, et que le conditionnement par la propagande et le paternalisme sont toujours des moyens de gouvernement ».

Postérité

Au cours des années 1970 s’opère un tournant décisif dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. La publication d’ouvrages sur la politique de collaboration du régime de Vichy avec le régime nazi, mise en place dès 1940, la diffusion en 1979 à la télévision française du téléfilm américain Holocaust, le film Shoah de Claude Lanzmann (1985), et l’ouverture aux historiens des archives de Vichy apportent un nouvel éclairage sur cette période sombre de l’histoire de la France. Cinquante ans après la fin de la guerre, le 16 Juillet 1995, lors de la cérémonie commémorant la rafle du Vel d’Hiv du 16 et 17 juillet 1942, le Président de la République Jacques Chirac déclare solennellement que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français ». Les français regardent aujourd’hui en face l’histoire de leur pays durant ces années noires. Nul doute que Le Chagrin et la pitié ait participé fortement à cette prise de conscience.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.