Alain Jessua, mode d'emploi

Hélène Lacolomberie - 15 avril 2017

La filmographie d’Alain Jessua s’étale sur quarante années, de son premier court Léon la Lune en 1956 jusqu’à son dernier long, Les Couleurs du diable, en 1996. Au total, dix films, entre grands succès populaires et critiques, et productions plus confidentielles, voire mal-aimées. Avec, toujours, cette même touche : une volonté farouche de dépeindre une société, une époque, avec un grain de fantastique en guise de révélateur. Et de l’humour, aussi.  Voici quelques pistes pour aborder cette œuvre.

En toute innocence (Alain Jessua, 1988)

Le « Shebam Pow Blop Wizz ! » : « Jeu de massacre » (1967)

Jeu de massacre (Alain Jessua, 1967)

Un auteur en panne d'inspiration imagine un personnage inspiré de son hôte, un jeune Suisse mythomane... Film à tiroirs, qui mêle ambiance pop, poursuites, suspense, et douce mélancolie, Jeu de massacre se double d'une réflexion sur le succès, la vacuité de certaines vies qu'on peine à emplir, la naïveté, et la manipulation. Le tout est assaisonné d'une bonne dose de cynisme et de fantaisie, marque de fabrique du réalisateur. On est au cœur des sixties, et Alain Jessua a bien capté l'air du temps, s'appuyant sur une BO qui décoiffe, et surtout sur les dessins pop art de Guy Pellaert. Comme une scansion joyeuse, des bribes de bandes dessinées façon comic books viennent égayer l'histoire et font allégrement perdre pied avec la réalité. Claudine Auger, tout juste auréolée de son succès de James Bond Girl dans Opération tonnerre, est délicieuse aux côtés de Jean-Pierre Cassel et Michel Duchaussoy, forcément parfaits. Le scénario est truffé d'idées originales, et fut récompensé à Cannes en 1967. Extrait de dialogue : « Ce qui compte le plus dans les rapports entre les êtres, c'est la volupté ». Ça tombe bien, Jeu de massacre est aussi un film voluptueux.


Le méconnu : « En toute innocence » (1988)

En toute innocence (Alain Jessua, 1988)

Le cadre : une propriété cossue, la bourgeoisie bordelaise installée. L'histoire : un drame familial et ses conséquences, un jeu du chat et de la souris dont on observe la dérive avec gourmandise... Jessua nous avait habitués auparavant aux contes philosophiques et visionnaires sur la société et ses travers. Avec En toute innocence, il tourne le dos à ses obsessions pour nager en eaux calmes, et livre un polar psychologique de facture très classique. Et très efficace. Devant sa caméra, il y a la tendre Suzanne Flon, mais surtout un duo savoureux : Nathalie Baye vs. Michel Serrault. Celui-ci, parfait obstiné grincheux de cette farce grinçante, joue un rôle de muet revanchard qui sort ses cartons jaunes à tour de bras et lance des regards furibonds plus éloquents que bien des lignes de dialogues... En toute innocence marche sur les traces de Claude Chabrol dans sa peinture cruelle de cette vie provinciale qui n'est tranquille qu'en surface. Cherchez la faille...


Le classique : « La Vie à l'envers » (1964)

La Vie à l'envers (Alain Jessua, 1964)

En 1964, pour sa première édition version cinéma, le prix Femina consacre La Vie à l'envers face à Adieu Philippine de Jacques Rozier. Le jury, excusez du peu, est composé notamment de Marguerite Duras, Micheline Presle, Anne Philipe, Florence Malraux et Françoise Giroud. C'est le premier long métrage d'Alain Jessua, qui reçoit aussi des prix à Cannes et à Venise. Coup d'essai, coup de maître. Le réalisateur convoque l'insolite : « Je voulais faire un film en gris et blanc, explique-t-il, ce que j'ai voulu dépeindre, c'est l'histoire d'un éveil, cela commence comme un film d'humour et finit dans le drame ». La photo est donc délibérément grise, et symbolise parfaitement la frontière, ténue, entre noir et blanc, entre raison et folie. Fil fragile sur lequel son personnage tient en équilibre, jusqu'à la bascule. Pour l'incarner, Charles Denner, dont la performance coupe le souffle. Aujourd'hui, le film est montré aux étudiants en psychiatrie en France ou même à Chicago. Car ce que filme Jessua, ce n'est ni plus ni moins qu'une plongée en douceur dans la solitude, dans la schizophrénie, mais une schizophrénie sereine. La Vie à l'envers marque aussi les premiers pas de Jean Yanne au cinéma, débutant rondouillard et débonnaire. C'est une œuvre singulière, rare, et attachante.


Le plus emblématique : « Traitement de choc » (1972)

Traitement de choc (Alain Jessua, 1972)

Oui, on voit Alain Delon courir nu sur une plage, et cette image a marqué certaines mémoires. Mais Traitement de choc, c'est bien plus que ça. Douze ans après Rocco et ses frères, c'est une nouvelle rencontre pour les deux monstres sacrés que sont Delon et Annie Girardot, alors en pleine gloire. Premier rôle du film, l'actrice y est tout bonnement géniale, attachante, emportée, enthousiaste, entière. Son personnage s'offre une thalasso de premier choix dans les décors vivifiants de Belle-Île-en-Mer, mais cette cure de jouvence n'est pas comme les autres et devient rapidement une drogue pour ses adeptes. Belle métaphore d'une société entraînée dans une perpétuelle course à la jeunesse... La première intention de Jessua est une critique sociale, mordante, des riches et des puissants, et des dérives des pays industrialisés. La fable se meut en conte fantastique qui dépeint ces vampires modernes, au propre comme au figuré, cette forme de secte dont le dieu est le docteur en chef, Faust des temps modernes. Ingénieuse trouvaille de Jessua, l'utilisation de la musique brésilienne : comme un sourire grimaçant sur le visage de l'horreur, les rythmes entraînants des percussions viennent ponctuer la montée du suspense. Un sujet moderne, un peu d'anticipation, une touche de fantastique, de l'humour dans l'effroi... Traitement de choc est un film d'auteur qui dit tout le cinéma de Jessua.


Hélène Lacolomberie est rédactrice web à la Cinémathèque française.