Quelles chansons pour « On connaît la chanson » ?

François Thomas - 5 avril 2017

François Thomas se penche sur les archives de la scripte Sylvette Baudrot et analyse l'évolution du choix des chansons dans On connaît la chanson (1997), le film d'Alain Resnais écrit par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri.

Les archives de Sylvette Baudrot le laissent deviner, le choix des extraits que les comédiens d’On connaît la chanson interprètent en play-back sur la voix de chanteurs célèbres est loin d’avoir été figé d’emblée. L’entreprise n’allait pas de soi : trouver de courts fragments de chansons qui s’intègrent à la courbe dramatique du scénario, qui soient stimulants pour le metteur en scène et sa troupe et dont la société de production puisse obtenir les droits. À lire entre les lignes les déclarations publiées du réalisateur et des scénaristes, on sait que les critères de sélection ont fait débat. Fallait-il privilégier les tubes récents, familiers du public ? des chansons qui reflètent l’âge et la culture des personnages, sur lesquelles ils ont dansé adolescents ? ou bien pouvait-on retenir aussi des chansons d’avant guerre oubliées, malgré une qualité d’enregistrement inférieure ? Les chansons devaient-elles toujours faire avancer l’action, communiquer sentiments et informations à la place du dialogue, ou bien pouvaient-elles avoir une part d’arbitraire ? Devaient-elles être réparties de façon équilibrée dans le scénario, ou bien pouvaient-elles s’absenter longtemps puis soudain pulluler ? Les archives gardent une trace des hésitations qui se sont manifestées aux différents stades de la création du film.

Le scénario de février 1996

Le premier document disponible dans la collection de Sylvette Baudrot est le scénario d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri daté du 16 février 1996, soit onze mois avant le début du tournage. Cette mouture scénaristique n’est pas la première, mais celle considérée comme suffisamment avancée pour que la scripte en assure le préminutage qui servira à estimer la durée du plan de travail et le budget pellicule. On compte alors 38 extraits musicaux, pour 24 chansons distinctes1. La plupart sont des tubes de variétés datant des années 1960 à 1990 : des disques de Dalida, France Gall, Sylvie Vartan, Serge Lama, Julien Clerc, Alain Bashung, Téléphone et autres, y compris certains tout récents de Charles Aznavour ou Alain Souchon.

Les années 1940 et 1950 sont absentes, à l’exception d’une chanson d’Édith Piaf. Ce scénario prévoit aussi cinq enregistrements datant des années 1920 et 1930. On sait par ses entretiens d’époque que Resnais a fait écouter le duo coquin Et le reste, chanté par Arletty et Aquistapace dans un film de 1933, à son producteur Bruno Pesery et à ses scénaristes pour leur présenter le projet. Les quatre autres chansons anciennes, toujours connues aujourd’hui, peuvent tout aussi bien avoir été apportées par les scénaristes : le général von Choltitz (Gœtz Burger), auquel Hitler ordonne de détruire la capitale française, confie : « J’ai deux amours, mon pays et Paris » avec la voix de Joséphine Baker ; Nicolas (Bacri) se plaint d’avoir « la rate qui se dilate » avec la voix d’Ouvrard2 ; Marc (Lambert Wilson) proclame que « dans la vie faut pas s’en faire » avec la voix de Maurice Chevalier ; et l’amitié naissante entre l’agent immobilier Simon (André Dussollier) et son client Nicolas est placée sous les auspices d’Avoir un bon copain d’Henry Garat. Dans leur quasi-totalité, les chansons figurant dans ce scénario seront dans le film monté, mais en compagnie d’autres qui les rejoindront.

Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, scénaristes et acteurs d'« On connaît la chanson » / Nicolas (Bacri) chante « J'ai la rate qui se dilate » (Photos de tournage Sylvette Baudrot)

L’expansion avant tournage (automne 1996)

Sur son exemplaire de ce scénario, Baudrot a ajouté au crayon les titres de treize extraits supplémentaires aux endroits concernés (le total est alors de 51 extraits pour 37 chansons). Des feuillets contenant les scènes révisées sont insérés entre les pages du scénario. Selon toute probabilité, cette opération a lieu en octobre 1996 puisqu’une liste dactylographiée des 38 extraits initiaux, qui comporte les mêmes ajouts manuscrits (à un oubli volontaire ou involontaire près), est datée au crayon de ce mois-là. Ces ajouts changent la donne du scénario de Jaoui et Bacri. Six des nouvelles chansons ne sont pas des tubes de variétés, mais proviennent d’opérettes des années 1932-1935 que Resnais a vues ou entendues en son temps et qui ne restent dans la mémoire que des spectateurs d’alors ou des spécialistes de l’opérette française. On peut raisonnablement supposer qu’il s’agit là d’apports de Resnais. Trois de ces six chansons sont interprétées par Koval (C’est dégoûtant mais nécessaire), Simone Simon (Afin de plaire à son papa) et Albert Préjean (Je m’donne), tandis qu’Henry Garat, encore lui, se taille la part du lion avec Histoire de voir, Amusez-vous3 et La tête qu’il faut faire. Histoire de voir est présenté comme une solution de rechange à J’aime les filles de Jacques Dutronc qui, dans le scénario, définit en un clin d’œil le personnage de Marc : il faudra trancher entre une chanson de 1932 et une autre de 1967. Les sept autres ajouts sont des chansons récentes de Michel Sardou, Léo Ferré, Eddy Mitchell ou Pierre Perret : plusieurs d’entre elles, moins nécessaires à la trame dramatique que celles du scénario, correspondent nettement au désir de Resnais, formulé dans plusieurs entretiens, d’obtenir « un cake avec trop de fruits confits ».

Un planning de répétitions, daté du 22 novembre 1996, signale les chansons qui seront répétées soit en appartement avant le tournage, soit en studio dans les décors construits. Ce document intègre les ajouts du mois d’octobre. L’absence de la chanson de von Choltitz et de Qui c’est celui-là ? de Pierre Vassiliu, que les invités de la crémaillère devaient chanter en voyant arriver Simon comme un chien dans un jeu de quilles, peut s’expliquer par le fait qu’aucun des comédiens principaux ne doit les interpréter. Une nouvelle liste séparée des chansons est datée du 2 décembre 1996. Le nombre total, 55 extraits (toujours pour 37 chansons), ne varie qu’en raison du mode de décompte différent. Qui c’est celui-là ? est cette fois rayée au crayon : on sait par les témoignages d’époque que cette chanson était indisponible pour des motifs juridiques. À l’inverse, un ajout manuscrit apparaît : à la crémaillère, Odile Lalande (Sabine Azéma) met à son répertoire Quand on perd la tête enregistrée en 1935 par le fantaisiste Dranem. D’autres documents encore, avant que le tournage commence le 13 janvier 1997, se contentent d’entériner ces choix. Le principal est un scénario daté du 18 décembre 1996, celui qui servira au tournage.

Les arbitrages au tournage puis au montage

Les décisions prises pendant le tournage se lisent surtout dans deux documents : les annotations manuscrites de Baudrot sur son exemplaire du scénario du 18 décembre, et un cahier de rapports horaires incomplet. On y découvre deux ajouts tardifs : L’école est finie de Sheila pendant la délibération de la soutenance de thèse et Ma gueule de Johnny Hallyday qui fournit un morceau de bravoure à Dussollier.

Surtout, on perçoit des hésitations ou des désaccords sur le choix même de certaines chansons. Le troisième jour du tournage, le 15 janvier, on lit dans le rapport horaire, de 14 h 20 à 14 h 45 : « Discussion production pour variante sans chanson », le plan litigieux étant celui où Odile prend la voix de Simone Simon dans Afin de plaire à son papa. On peut deviner l’inquiétude de la production devant la proportion de chansons anciennes inconnues, et pourtant seule la version avec chanson est tournée. En revanche, dans d’autres cas, Resnais filme deux versions, avec et sans chanson, pour des extraits ajoutés à l’automne et qui ont pu ne pas faire l’unanimité. Ainsi, le plan long qui fait se succéder trois chansons dans la scène au bar d’hôtel où Odile retrouve Camille et Marc (une brève reprise de J’aime les filles, puis Amusez-vous et La gueule qu’il faut faire) est également tourné sans ces chansons. De même pour le plan où le mari infidèle Claude Lalande (Pierre Arditi), répondant à Odile : « Je suis venu te dire… » avec la voix de Gainsbourg, se ravise et entame : « T’en fais pas, mon p’tit loup… » avec la voix de Pierre Perret. Le montage retiendra les variantes chantées.

Le plan de Camille traversant le couloir d’hôtel en pleine crise d’angoisse fait lui aussi l’objet de variantes : dix prises où Jaoui interprète le rap de NTM J’appuie sur la gâchette qui dit l’aspiration de son personnage au suicide, puis deux prises où elle suffoque trop pour s’exprimer. On sait par divers entretiens que NTM a refusé l’autorisation, d’où la version de précaution qu’il faudra bien monter. Il reste à comparer les documents de tournage au film terminé pour s’apercevoir de trois suppressions opérées en salle de montage. La disparition d’Histoire de voir ne devrait rien au débat sur les chansons anciennes : selon Resnais, la pluie imprévue, qui a obligé les comédiens à porter des parapluies, et une façade fraîchement repeinte risquaient de trop évoquer respectivement Chantons sous la pluie et les villes repeintes de Jacques Demy4. Les deux autres resserrements sont sans doute motivés par des raisons d’équilibre dramatique : Nathalie de Gilbert Bécaud et J’aime les filles étaient utilisées trois fois, elles ne le sont plus que deux fois (pour J’aime les filles, c’est le début du plan à trois chansons qui disparaît). Le film terminé comporte 49 extraits pour 36 chansons.

Camille (Agnès Jaoui) et Odile (Sabine Azéma) avant la crise d'angoisse au bar d'hôtel / La troupe à la pendaison de crémaillère finale (photos de tournage Sylvette Baudrot)

Comment boucler le scénario ?

Une difficulté majeure, également lisible dans les archives, aura été de trouver la fin du film. Le scénario du 16 février 1996 se termine par un tour de force : la chanson des Rita Mitsouko C’est comme ça règle en quatre coups de cuillère à pot le destin de chacun des personnages principaux : Marc, chassé de la crémaillère, chante dans la rue : « C’est comme ça », Claude chante à Odile : « Je veux pas t’abandonner / Mon bébé », Nicolas chante au téléphone à son épouse anglaise incarnée par Jane Birkin : « Il me faut prendre le frais, c’est vrai », et Simon, qui a supplanté Marc dans le cœur de Camille, chante à celle-ci : « Hé, viens près de moi / Que je te le dise / Faut que j’moove / Ce secret qui me tord le cœur. » Cette récapitulation, parfaite pour la dramaturgie économe, bouclée sur elle-même de Jaoui et Bacri telle qu’elle s’épanouissait dans leurs pièces Cuisine et Dépendances et Un air de famille, a-t-elle gêné Resnais dont toute la filmographie montre qu’il préfère les fins énigmatiques ou les fausses fins successives ? Les fragments de la chanson des Rita Mitsouko confiés à Marc et à Claude sont remplacés par de nouveaux extraits.

Pour Claude, les annotations du scénario de tournage montrent une incertitude sur le choix de l’extrait adéquat : Claude fête ses retrouvailles avec Odile en entonnant Chanson populaire de Claude François (plan 124/1) et aussi, sans que les documents fournissent le texte des passages utilisés, Toi et moi5 (124/2) et une reprise de Mon p’tit loup (124/3). Claude François l’emportera au montage. Pour Marc, en revanche, la solution de rechange était envisagée dès l’automne : Le Blues du blanc d’Eddy Mitchell. Puis la toute fin, imaginée pendant le tournage, est dialoguée et tout sauf limpide : le père d’Odile et Camille (Jean-Paul Roussillon), tenant dans les mains un CD, se dit à voix haute que celui-ci lui rappelle quelque chose, puis lance au spectateur : « Il y a quelqu’un qui la connaît, cette chanson ? »

Même hésitation pour la ou les chansons qui pourraient ouvrir le générique de fin. Alors que le scénario de février ne contient aucune proposition, les documents d’octobre à janvier envisageaient un triple choix : À part ça de Dutronc, ou bien Chanson populaire, ou bien une chanson indéterminée. Le générique sera finalement accompagné d’une musique originale de Bruno Fontaine, le compositeur et arrangeur chargé d’ajouter des raccords insensibles aux extraits d’enregistrement pour qu’on ne sente pas de coupe abrupte.

À l’arrivée, en dehors des suppressions conjoncturelles des chansons de Vassiliu et de NTM dont les droits n’ont pu être acquis, le film diffère du scénario de février 1996 par deux points essentiels : la proportion plus importante de chansons des années 1920 et 1930 (16 extraits sur 49, soit un tiers), un montage infesté de chansons, parfois enchaînées les unes aux autres, dont certaines sont de pures parenthèses. Les deux conceptions cœxistent. Entrée presque en contrebande dans On connaît la chanson, l’opérette aura pignon sur rue dans Pas sur la bouche, le film suivant de Resnais, adapté d’une opérette de 1925. Sur scène, le rôle de l’industriel américain qui refuse les baisers sur la bouche était tenu par Koval — le même Koval qui, dans On connaît la chanson, chante C’est dégoûtant mais nécessaire sur le visage d’Azéma. Il aura cette fois les traits de Lambert Wilson.


(1) Le nombre de 38, adopté dans les documents de production, s'explique de deux façons : d'une part, certaines chansons sont utilisées plusieurs fois, d'autre part, lorsqu'une chanson est découpée en plusieurs fragments dont chacun devra être lancé séparément en play-back, on compte autant d'extraits.

(2) Selon Resnais, cette chanson a été proposée par Bacri (entretien par Antoine de Baecque et Jean-Marc Lalanne, Cahiers du cinéma n° 518, novembre 1997, p. 51).

(3) Le générique du film indique par erreur que l'enregistrement utilisé est celui d'Albert Préjean.

(4) Entretien par Antoine de Baecque et Jean-Marc Lalanne, Cahiers du cinéma n° 518, novembre 1997, p. 53.

(5) Il peut s'agir aussi bien de la chanson d'Aznavour portant ce titre que d'un duo de Pills et Tabet dans l'opérette de 1934 Toi, c'est moi d'où proviennent d'autres chansons du film.


François Thomas a publié L'Atelier d'Alain Resnais (Flammarion, 1992) et Alain Resnais, les coulisses de la création (Armand Colin, 2016), deux ouvrages qui interrogent tous les acteurs et collaborateurs de création du cinéaste. Ami de l'auteur de Muriel et de L'Amour à mort, il lui a aussi consacré un film documentaire et plusieurs conférences. Collaborateur de la revue Positif, il enseigne à la Sorbonne Nouvelle.